Opinion
Le diktat des
banques:
Le peuple grec dans le laminoir du
néolibéralisme
Chems Eddine Chitour
Dimanche 3 juillet
2011
«Quand les
hommes blancs auront transformé les
terres, l'eau et les forêts en argent,
ils se rendront compte que l'argent ne
se mange pas.»
Proverbe indien
L'affaire grecque est venue nous
rappeler que les pays sont vulnérables,
les civilisations sont mortelles et que
l'histoire du temps présent n'a aucune
considération pour le passé. Ce qui se
passe en Grèce - berceau de la
civilisation occidentale- petit pays
d'une dizaine de millions d'habitants,
nous met en perspective la férocité du
néolibéralisme sauvage qui broie les
cultures, les civilisations et les
peuples, se faisant aider par des Etats
qui ne peuvent rien refuser aux
multinationales dont les bénéfices ne
cessent d'augmenter.
Un éditorial du Monde Diplomatique nous
montre comment la misère, qui était le
monopole des pays du Sud, notamment avec
«les ajustements structurels» du FMI, a
été étendue aux classes laborieuses du
Nord, qui se paupérisent de plus en plus
sous l'action des plans de rigueur. Nous
lisons: «Autrefois, il y avait le
premier monde, le «Nord», censé
constituer un bloc de prospérité; le
deuxième monde, celui des pays
soviétiques; et enfin le tiers-monde,
regroupant les pays pauvres du «Sud» et
soumis dès les années 1980 aux diktats
du Fonds monétaire international (FMI).
Le deuxième a volé en éclats au début
des années 1990 avec la dissolution de
l'Urss. Avec la crise financière de
2008, le premier monde a basculé; si
bien que désormais, plus aucune division
géographique ne semble pertinente ».(1)
« On ne distingue plus que deux
catégories de population: la poignée de
ceux qui profitent du capitalisme
contemporain et la grande majorité, qui
le subit. Notamment à travers le
mécanisme de la dette. Au cours des
trente dernières années, les maillons
faibles de l'économie mondiale se
situaient en Amérique latine, en Asie ou
dans les pays dits «en transition» de
l'ex-bloc soviétique. Depuis 2008,
l'Union européenne, à son tour, suscite
le doute. Alors que la dette extérieure
totale des pays d'Amérique latine
atteignait en moyenne 23% du Produit
intérieur brut (PIB) fin 2009, elle
s'établissait à 155% en Allemagne, 187%
en Espagne, 191% en Grèce, 205% en
France, 245% au Portugal et 1137% en
Irlande. Du jamais-vu». (1)
Pour le site alternatif Attac France ce
qui se passe en Europe, «ce n'est pas
une crise, c'est une escroquerie»,
disent les indignés espagnols. Ce
mercredi, le Parlement grec vient
d'adopter un nouveau plan d'austérité,
symbole de l'invraisemblable escroquerie
qui a cours actuellement en Europe.
Malgré l'inefficacité avérée des mesures
d'austérité pour améliorer la situation
des finances grecques, le Parlement est
sommé d'en remettre une nouvelle couche,
avec des réductions de salaires et une
réforme fiscale qui va frapper de plein
fouet les classes moyennes et
populaires; malgré l'injustice profonde
de ces mesures qui visent à faire payer
le peuple grec sans remettre en cause
les politiques fiscales calamiteuses,
menées par les précédents gouvernements,
les déséquilibres inhérents au
fonctionnement de la zone Euro, ou
encore les bénéfices grassement réalisés
par les banques et autres spéculateurs
sur le dos des finances publiques
grecques; malgré la résistance du peuple
grec, qui s'est levé dignement et occupe
depuis près de trois semaines, la
principale place d'Athènes - où se situe
le Parlement - pour contester, de
manière pacifique et démocratique, ces
choix imposés en dépit du bon sens;
malgré tout cela, les députés grecs ont
choisi de se soumettre au chantage de
l'Union européenne et du FMI qui
acceptent, en échange de ce plan
d'austérité, d'accorder une «aide» d'une
centaine de milliards d'euros à la Grèce
- sans laquelle le gouvernement se
retrouverait incapable de financer son
fonctionnement (y compris les services
publics, hopitaux, etc.). »(2)
« Ce prétendu «sauvetage» s'adresse
pourtant davantage aux banques
françaises et allemandes qu'à la Grèce:
«Le CAC 40 accentue ses gains, confiant
sur la Grèce» peut-on lire sur le site
du Point.fr. Il représente en réalité,
une vaste opération de socialisation des
pertes: une étude des Échos montre que
grâce'' à ces plans, la part de dette
hellénique aux mains des contribuables
étrangers passera de 26% à 64% en
2014''. Or, tous les économistes
s'accordent pour dire que la Grèce ne
pourra pas rembourser l'intégralité de
ses dettes. En s'opposant de manière
farouche à toute restructuration,
Sarkozy joue ainsi la montre au plus
grand bénéfice des banques françaises;
et les peuples européens paieront
l'addition via de nouvelles mesures
d'austérité. «Privatiser les profits,
socialiser les pertes», disait le prix
Nobel Joseph Stiglitz, cette logique
semble plus que jamais d'actualité. Il
est essentiel que les peuples européens
se mobilisent pour mettre en échec cette
«stratégie du choc «à l'échelle
européenne.» (2)
Les 6
péchés
Une étude magistrale, qui tord le cou à
beaucoup de préjugés véhiculés par les
médias mean stream à propos de la Grèce,
permet d'apprécier à sa juste valeur la
réalité de la détresse du peuple grec.
Elle déconstruit ce faisant
l'argumentaire morbide du néolibéralisme.
Nous lisons: ce qui est en train de se
passer à Athènes en ce moment, c'est la
résistance contre une invasion à peu
près aussi brutale que celle de la
Pologne en 1939. Les envahisseurs
portent certes, des costards au lieu des
uniformes, et sont équipés d'ordinateurs
portables plutôt que de fusils, mais ne
nous trompons pas: l'attaque contre
notre souveraineté est tout aussi
violente et profonde. Les intérêts de
fortunes privées sont en train de dicter
la politique à adopter par notre nation
souveraine, qui est expressément et
directement contre l'intérêt national.
L'ignorer, c'est ignorer le danger.
Peut-être préférez-vous vous imaginer
que tout ceci va s'arrêter là?» (3)
«Ce sont eux qui nous imposent toutes
ces privatisations. Josef Schlarmann, un
membre senior du parti de Angela Merkel,
nous a récemment fait une suggestion ô
combien utile: nous devrions vendre nos
îles à des investisseurs privés afin de
payer les intérêts de notre dette,
intérêts qui nous ont été imposés pour
stabiliser les institutions financières
et l'échec d'une expérience monétaire.
Et, bien sûr, ce n'est qu'une
coïncidence si des études récentes
montrent qu'il y aurait d'immenses
réserves de gaz sous la mer Égée. Des
sites historiques tels que l'Acropole
pourraient être privatisés. Si nous ne
répondons pas aux demandes des
politiciens étrangers, le risque est
qu'ils nous l'imposent. Ils
transformeront le Parthénon et
l'ancienne Agora en Disneyland, et ils
sous-paieront des gens à se déguiser en
Platon ou en Socrate pour jouer les
fantaisies des riches». (3)
Poursuivant son amer constat, Alex
Andreou écrit:«Quand je suis revenu en
Grèce en 2006, j'ai passé les premiers
mois à observer un pays complètement
différent de celui que j'avais laissé
derrière moi en 1991. Chaque panneau,
chaque arrêt de bus, chaque page de
magazine vantait les mérites des crédits
à taux bas. C'était une distribution
d'argent gratuit! Vous avez un prêt que
vous ne pouvez pas honorer? Venez chez
nous, contractez un emprunt encore plus
gros. Non sans regrets, je dois admettre
que nous avons mordu à l'hameçon. (...)
Nous chevauchons trois continents, et
notre culture a toujours été un
melting-pot à l'image de notre
géographie. Et plutôt que d'embrasser
cette richesse, nous avons décidé d'être
définitivement européens, capitalistes,
modernes, et occidentaux. Et bon sang,
nous avons été très bons à ce petit jeu!
(...) Il y avait un incroyable manque de
bon sens, et rien pour nous avertir que
ce printemps de richesse risquait de ne
pas être éternel. (...) Néanmoins, cette
irresponsabilité n'est qu'une petite
partie du problème. Le véritable
problème n'est autre que l'émergence
d'une nouvelle classe d'intérêts
économiques étrangers, gouvernée par la
ploutocratie, une Église dominée par
l'avidité, et une dynastie de
politiciens. Et pendant que nous étions
en train d'emprunter et de dépenser (ce
que l'on appelle la «croissance»), ils
étaient en train d'échafauder un système
de corruption grossier, pire que
n'importe quelle République bananière.
Je sais qu'il est impossible de résumer
en un seul article toute l'histoire, la
géographie et la mentalité qui ont mis à
genoux notre merveilleux petit bout de
continent, et ont transformé l'une des
plus vieilles civilisations du monde en
risée de l'Europe, source d'inspiration
de blagues faciles. (...)» (3)
Le Serment
d'Hippocrate
Alex Andreou énumère ensuite les 6
péchés des Grecs pour les déconstruire,
preuve à l'appui. «Laissez-moi donc
démystifier un peu la mythologie
développée par certains médias». Mythe
n°1: les Grecs sont paresseux: cela
résume en grande partie ce qui est
souvent dit ou écrit par rapport à la
crise. Selon cette thèse, l'éthique
méditerranéenne du travail serait
laxiste et expliquerait notre chute. Et
pourtant, les données de l'Ocde montrent
qu'en 2008, les Grecs ont travaillé en
moyenne 2120 heures par an, soit 690
heures de plus que les Allemands, 365
heures de plus que la moyenne
européenne. De plus, les congés payés en
Grèce sont en moyenne de 23 jours, soit
moins que la plupart des pays de l'Union
européenne.» Mythe n°2: les Grecs
partent trop tôt à la retraite: Le
chiffre de 53 ans avancé comme âge moyen
de la retraite en Grèce est tellement
galvaudé qu'il en est devenu un fait.
(..) La vérité, c'est que les
fonctionnaires grecs ont la possibilité
de prendre leur retraite après 17,5
années de service, mais avec une pension
de moitié. En regardant les données d'Eurostats,
on se rend compte que l'âge moyen de
départ à la retraite était de 61,7 ans
en 2005, soit plus que l'Allemagne, la
France ou l'Italie, et plus également
que la moyenne des 27 pays de l'Union
européenne.» (3)
« Mythe n°3: la Grèce est une économie
faible, qui n'aurait pas dû intégrer
l'Union européenne: une des affirmations
fréquemment adressées à la Grèce est que
son adhésion à l'Union européenne lui a
été accordée grâce au sentiment que la
Grèce est le «berceau de la démocratie».
Ce qui pourrait difficilement être plus
éloigné de la réalité. En 1981, la Grèce
est devenue le premier pays membre de la
CEE après les six pays fondateurs.
Membre de l'UE depuis 30 ans, la Grèce
est classée par la Banque mondiale comme
un «pays à haut revenus». En 2005, la
Grèce était classée 22e pays mondial en
termes de développement humain et de
qualité de vie - soit mieux que la
France, l'Allemagne, et le Royaume-Uni.
Pas plus tard qu'en 2009, la Grèce avait
le 24e plus haut ratio de PIB par
habitant, selon la Banque mondiale.
Mythe n°4: le premier plan de sauvetage
était censé aider le peuple grec, mais a
échoué. Non, ce plan n'était pas destiné
à aider la Grèce, mais plutôt à garantir
la stabilité de la zone Euro, et surtout
à gagner du temps. Il a été instauré
afin d'éviter un autre choc financier du
type Lehman Brother, à un moment où les
institutions financières étaient trop
faibles pour y résister. En d'autres
termes, la Grèce semble être moins
capable de payer qu'il y a un an, alors
que le système, dans son ensemble,
semble en meilleure forme pour résister
à une défaillance. (...) Si le plan de
sauvetage avait vraiment été mis en
place pour aider la Grèce, alors la
France et l'Allemagne n'auraient pas
insisté pour conserver de futurs
contrats d'armements de plusieurs
milliards d'euros.»(3)
« Mythe n°5: le second plan est conçu
pour aider la Grèce et va certainement
réussir. J'ai regardé la déclaration
commune de Merkel et Sarkozy l'autre
jour.(...) Leur propos était dénué de
tout autre sens que ce dont nous sommes
en train de discuter: de l'extension de
la misère à venir, de la pauvreté, de la
douleur et même de la mort de la
souveraineté d'un partenaire européen.
En fait, la plupart des commentateurs
saccordent à dire que ce second package
a le même objectif que le premier:
acheter du temps pour les banques, à
grands frais pour le peuple grec ».
Mythe n°6: les Grecs veulent le plan de
sauvetage, mais pas l'austérité. C'est
le mythe le plus tenace: les Grecs
protestent car ils ne veulent pas du
tout de plan de sauvetage. C'est une
pure contre-vérité. Ils ont déjà accepté
des restrictions budgétaires qui
seraient aujourd'hui, inacceptables au
Royaume-Uni (imaginez la politique de
Cameron... et multipliez-la par 10). Or,
les résultats ne sont pas au rendez-vous
depuis six mois. Les salaires de base
ont été réduits à 550 euros par mois. Un
médecin expliquait, hier, à Al Jazeera
que des infirmières sont tellement
désespérées qu'elles demandent des
pourboires (pots-de-vin?) aux patients
en échange de leurs soins. (...)Le
serment d'Hippocrate est rompu par
désespoir, à l'endroit même où il a été
conçu.»(3)
Alex Andreou a raison de conclure en
écrivant que le combat des Grecs est un
combat universel: «Le combat des Grecs
n'est pas un combat contre les coupures
budgétaires: il n'y a plus rien à
couper, le couteau du FMI a déjà saigné
le pays à blanc, jusqu'aux os perclus
d'arthrite. (...) Mon pays a toujours
attiré des occupants belliqueux. Sa
position géographique stratégique
combinée à une beauté naturelle et
historique attise les convoitises. Mais
nous sommes tenaces. Ma soeur est allée
manifester sur la place Syntagma, elle
me raconte que ce qui se passe est beau,
rempli d'espoir, et glorieusement
démocratique. Et voici ce qu'ils disent:
Nous ne souffrirons pas plus longtemps
pour que les riches puissent devenir
plus riches encore. Nous n'autorisons
aucun politicien à emprunter plus
d'argent en notre nom. Nous ne leur
faisons pas confiance à eux ni à ceux
qui nous prêtent cet argent. Nous
voulons de nouveaux représentants
responsables à la barre, pas ceux qui
sont viciés par les fiascos du passé.
Ceux-là sont à court d'idées». C'est
pourquoi l'enjeu en Grèce vous concerne
aussi (...) C'est un combat contre un
système qui fait en sorte que ceux qui
font le mal ne soient jamais punis,
alors que les plus pauvres, les plus
décents, ceux qui travaillent le plus,
sont ceux qui supportent le fardeau».(3)
Dans cette atmosphère pénible pour les
Grecs, on apprend que Christine Lagarde
a été désignée, mardi, directrice
générale du FMI. La direction du FMI est
la chasse gardée des Européens depuis
1946, grâce à un accord tacite avec les
Etats-Unis qui monopolisent la
présidence de la Banque mondiale.
Christine Lagarde a appelé, mardi, les
partis politiques à Athènes à «une
entente nationale» et les créanciers de
la Grèce à rester «au chevet» de ce pays
en crise. Pour Laurent Fabius «il est
étonnant d'obliger les Français à
s'enthousiasmer pour la promotion d'une
personnalité publique qui a mené durant
quatre ans une politique économique
épouvantable en France et qui fera sans
doute de même à la tête du FMI (ils vont
voir les Grecs, la différence entre un
directeur du FMI social-démocrate et une
directrice ultra-libérale)».(4)
Que dire en définitive? Le FMI,
l'Algérie connaît ça. Dans les années
1990, l'Algérie était soumise à la
double peine: un terrorisme sanguinaire
et le FMI. Quand Michel Camdessus venait
à Alger pour nous «conseiller», en fait,
nous ajuster structurellement, nous nous
tenions le ventre. La situation actuelle
est aussi fragile car tout ce qui est
éphémère (la rente) et n'est pas le
fruit d'un effort, condamne le pays à
continuer à errer dans l'attente d'un
Mehdi...
1. Vent de fronde
en Europe
http://www.monde-diplomatique.fr/2011/07/MILLET/20796
2. Attac France, «Ce n'est pas une
crise, c'est une escroquerie» 29/06/2011
http://fr.mg40.mail.yahoo.com/dc/launch?.gx=1&.rand=79gqnink1t82m
3. Alex Adreou
http://owni.fr/2011/06/26/la-crise-grecque-au-dela-de-la-mythologie/
4.: Bruno Roger-Petit: «Quand Fabius
détruit Lagarde en deux mots» Le nouvel
Obs. 29-06-11
Professeur
Chems Eddine Chitour
Ecole Nationale Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 3 juillet
2011 avec l'aimable autorisation de
l'auteur
Les textes du Pr Chems Eddine Chitour
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