Opération Pilier de défense
Gaza : récit d'une
nuit sous les bombes
Céline
Lebrun
Mercredi 21
novembre 2012 La
nuit dernière j'ai été à Gaza.
Partie du Caire tôt dans la matinée avec
près de 350 Égyptiens, dans le cadre
d’une mission de solidarité visant à
briser l’isolement des Palestiniens de
Gaza, je suis arrivée en fin
d'après-midi au point de passage de
Rafah, sur la frontière.
Alors que tout le monde descendait des
cars, heureux d'avoir déjà pu arriver
jusque là et d'être si près de notre
destination finale, une manifestation
spontanée s'est formée. Chants et
slogans en solidarité avec le peuple
palestinien et les Gazaouis se sont
élevés, fort. Jusqu'à ce qu'une
explosion encore plus forte retentisse
au loin. Pendant une poignée de seconde,
les chants se sont arrêtés et nous nous
sommes regardés, silencieux. Puis la
stupeur a vite fait place à la colère et
les slogans se sont élevés de nouveau,
plus forts, plus déterminés, y compris
contre les soldats égyptiens qui nous
empêchaient alors d'accéder à notre
prochaine étape : obtenir les visas de
sortie d'Egypte et d'entrée à Gaza.
Après avoir passé 5 heures dans ce qui
ressemblait à un immense hall de gare et
qui n'avait jamais du accueillir autant
de monde, en tout cas pas depuis
longtemps, nous avons enfin tous pu
rejoindre les cars qui nous attendaient
de l'autre côté, côté palestinien. Il
était 22 heures. Il faisait nuit, humide
et froid. La buée recouvrait les vitres
du car où je me trouvais. Alors que nous
faisions route vers l'hôpital al Shefaa
de Gaza ville, nous avons pu entendre de
nouvelles détonations. Si elles nous
parvenaient toujours de loin, cette
fois-ci les choses étaient différentes.
Cette fois-ci, nous ne pouvions nous
raccrocher à l'idée que nous étions en
sécurité, de l'autre côté de la
frontière. Tout
sentiment de sécurité m'avait quitté.
Une absence renforcée par l'obscurité
totale qui nous entourait et le toit du
car où nous nous trouvions, lesquels
tous deux nous empêchaient de distinguer
quoi que ce soit et de nous raccrocher à
l'idée qu'au moins, si quelque chose
devait arriver, nous pourrions le voir
venir. Nous n'aurions même pas pu
l'entendre. La seule chose que nous
pouvions entendre c'était les explosions
qui se succédaient. Impuissants, privés
de nos sens, nous ne pouvions qu'espérer
que ça ne nous "tombe pas dessus".
C'était la première fois de ma vie que
je ressentais un tel sentiment, non
seulement d'impuissance mais surtout
savoir que vous êtes complètement à la
merci de quelqu'un.
C'était la première fois de ma vie aussi
que j'entendais le bruit d'une bombe ou
d'un missile qui explose. Ca tombe au
loin, dans un son sourd, lourd de toutes
les tonnes que ça pèse. Et ça tombe en
vous, vous écrasant la poitrine et le
coeur, qui s'arrête. Dans cet instant,
lourd, vous vous demandez où elle est
tombée et vous pensez aux coeurs qui se
sont peut-être arrêtés eux-aussi, mais
pour toujours. Alors vous vous mettrez
peut-être à rire, d'un rire étouffé et
nerveux, malade. Vous sentirez de
nouveau votre coeur battre et vous
reprendrez ce que vous étiez en train de
faire. Que pouvez-vous faire d'autre ?
Le vent froid et humide qui pénétrait
par les fenêtres du car nous a rappelé
un sens dont nous n'étions pas privé
lorsque nous est parvenu une odeur
d'olives. Une "irruption" étrange mais
douce et enrobante, contrastant avec
tout ce que j'avais pu ressentir jusque
là. J'ai revu alors les meilleurs
souvenirs auxquels la Palestine est
attachée et que les bombes ne pourront
détruire. Nous
étions en Palestine. C'était étrange
aussi ça. Gaza, ce petit bout de
territoire où il est si dur d'aller, où
je n'étais moi-même jamais allée.
Associé chez nous au blocus, aux
bombardements, à la crise humanitaire,
on en a oublié l'odeur des oliviers.
Toujours très présent dans nos vies,
dans nos médias, il ne nous parvient de
là-bas qu'une image du lointain, de
l'inaccessible, de l'étranger, une image
où l'humain n'est plus que mort ou
blessé. Est-ce que c'est pour cela que
l'on ne fait rien pour Gaza ? Pourtant
des gens vivent ici, des gens bien
réels, humains, en cher et en os. Et
même si à cet instant la vie a quitté
les rues, fantômes, pour s'enfermer chez
soi, à l'abri, je vois des lumières à
certaines fenêtres, certaines enseignes
de magasin. La mort et les blessés, les
bombardements et l'urgence nous ont-ils
fait oublier la vie ?
De nouveau, les chants de révolte et de
solidarité s'élèvent alors que nous
arrivons à l'hôpital et que nous
descendons des cars. Les drapeaux
égyptiens et palestiniens s'agitent côte
à côte dans les airs. La joie d'être
arrivés à destination, d'avoir brisé le
blocus et de pouvoir serrer les mains
des Palestiniens venus nous accueillir
enflamme les Égyptiens. On en oublierait
presque qu'on se trouve dans la cour
d'un hôpital. Aux fenêtres, des gens
agitent leur main pour nous saluer.
Premières rencontres, premiers échanges
et premiers dons. De sang. Ils manquent
de sang, négatif surtout mais ils
prennent quand même le mien, O+. C'est
étrange de se retrouver allongée dans un
hôpital à Gaza. Je revois ces images à
la télé ou sur internet de blessés,
étendus sur des lits ou des fauteuils,
attendant d'être soignés. J'imagine que
ça doit être dans l'autre bâtiment, le
bâtiment central où nous ne sommes pas
encore allés. Mais pour l'instant,
l'ambiance ici est bon enfant. Les voix,
parfois les rires, la vie remplissent la
pièce. Avant de la quitter, on échange
des numéros, des adresses et puis on
prend une photo. Ce n'est pas qu'on ait
peur d'oublier cet instant mais c'est
l'occasion d'être une dernière fois tous
ensemble. Les sourires sont sur toutes
les lèvres. Plus
pour très longtemps. De retour dans la
cour, on voit des journalistes courir et
se masser devant l'entrée du bâtiment
central. À peine annonce-t-on l'arrivée
imminente d'un nouveau martyr qu'une
ambulance déboule dans la cour,
gyrophare et sirène allumés. Sans qu'on
ait le temps de comprendre ce qui se
passe, le corps a été déchargé et les
portes se sont refermées. Les sourires
ont quitté toutes les lèvres. Chez les
Égyptiens, la joie d'être ensemble et de
pouvoir aider, même modestement, la
population de Gaza a fait place à la
tristesse et à la douleur. Spectateurs
impuissants, nous assistons alors au
ballet des ambulances qui commence. Ça
durera toute la nuit, une nuit au son
des explosions et des sirènes.
Mais plus que ces dernières, ce qui vous
déchire le coeur ce sont les cris, les
cris de douleur, de rage et de désespoir
des familles à qui on vient de prendre
quelqu'un. Ils fendent le silence du
hall de l'hôpital et ils vous
saisissent, sans prévenir, leur douleur
et leur rage vous atteignant en pleine
poitrine et s'enfonçant en vous comme
des lames de couteau. Ça vous déchire
l'âme. Quelqu'un vient d'être arraché la
vie. Aucun de nous
ne reste très longtemps dans ce hall,
préférant le froid de l'extérieur au
froid de la mort. Un
médecin nous emmène, mes amis et moi,
dans les étages supérieurs visiter des
blessés. Je sais d'expérience que le mot
« blessé » résonne parfois difficilement
en nous. Mais confrontés aux corps
mutilés, brisés, aux peaux arrachées,
boursouflées, brulées, on ne peut plus
ignorer ce que ce mot dissimule. C'est
l'horreur. L'horreur des membres brisés,
traversés de part et d'autre par des
tiges en acier, instruments chirurgicaux
qui ressemblent plutôt à des instruments
de tortures. C'est l'horreur d'un visage
sur lequel on peut imaginer le souffle
d'une explosion et les projectiles venus
y déchiqueter des bouts de peaux. C'est
l'horreur d'un enfant qui a vu
s'écrouler sur lui un immeuble entier
engloutissant au passage 12 membres de
sa famille. Les blessés sont-ils plus
chanceux que les morts ?
Une énorme explosion. Plus forte que
toutes celles entendues jusqu'à présent.
Les murs de l'hôpital ont tremblé.
Est-il touché ?! Nous quittons
précipitamment la chambre où nous nous
trouvions. Une épaisse fumée blanche a
envahi l'étage. Cela vient du quartier
des femmes où nous étions rentrés dix
minutes avant... Nous courons voir ce
qui s'est passé. Un bout du plafond est
tombé, et derrière une porte battante,
le reste du bâtiment est dans le noir.
Des médecins s'y précipitent avant de
revenir, rassurants : l'hôpital n'a pas
été touché, mais ça a dû tomber tout
près. On me dit un kilomètre. Un
kilomètre ?! Alors
que nous redescendons tous rapidement
dans la cour de l'hôpital, les médecins
me regardent et sourient. Ils se moquent
de moi. « Pourquoi as-tu sursauté comme
ça ? Tu as peur des explosions ? Il ne
faut pas, c'est rien, c'est normal. »
J'essaie de leur expliquer que je ne
sursaute pas de peur mais justement
parce que ce n'est pas rien, ce n'est
pas... normal. Mais rien à faire, ils ne
me croient pas. Tant pis, si au moins je
peux les faire rire... Nous rions tous
de mes sursautements. Mais pourtant...
rien de tout ce que nous vivons ici
depuis notre arrivée n'est « normal ».
Il y encore 6 heures, je n'avais jamais
entendu de bombardement de ma vie. Et
là, c'est une pluie de bombes. Oui, une
pluie. Elles tombent goutte à goutte,
les unes après les autres, saccadées :
boum, boum, boum, boum. Un vrai
pilonnage.
Impuissants, on regarde le ciel sans
étoiles d'où nous provient le bruit des
drones. Ils sont tout le temps là, ils
nous observent et nous sommes
complètement à leur merci. La vision de
Matrix m'envahit, à moins que ce ne soit
la Guerre des Mondes... Nous sommes
dominés par des machines monstrueuses
dont la vision tentaculaire veille à ce
que nous nous tenions tranquilles. C'est
ça le pouvoir. Il
est 4 heures du matin. Des maisons
viennent d'être détruites dans un
nouveau raid aérien. On annonce des
morts et beaucoup de blessés. Déjà les
sirènes retentissent au loin. C'est pire
que ce qu'on a vu jusque là. Les
ambulances entrent par deux dans la
cour. Des infirmiers attendent devant la
porte qu'elles marquent l'arrêt pour
décharger leurs lots de souffrance, le
temps de nettoyer le sang des brancards
et elles sont déjà loin.
Le jour se lève. Il nous faut partir.
C'est dur. Mais c'est comme ça. Dans le
car qui nous ramène vers la frontière,
je découvre pour la première fois Gaza
sous la lumière. Alors que l'on passe à
côté de lieux détruits par des
bombardements, une nouvelle explosion
retentit, tout près. Le car pile, le
convoi s'arrête, dépassé trente seconde
après par une camionnette de
journalistes qui freine à notre hauteur.
Une épaisse fumée noire s'élève à 500
mètres. Ce ne sera
pas le dernier bombardement que nous
entendrons cette nuit-là.
Alors que nous venons de repasser la
frontière et de quitter le terminal de
Rafah, une nouvelle détonation se fait
entendre. Je me retourne et vois au loin
un énorme champignon de poussière. J'ai
déjà vu ça quelque part...
Céline Lebrun, le 19 novembre 2012
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