Au cours des deux dernières décennies, de
nombreux gouvernements des grandes puissances et diverses forces
politiques se sont servis de l’intensification des opérations
violentes exécutées par certains courants islamistes liés à
al-Qaeda ou utilisant son nom, pour gagner l’opinion mondiale à
leurs politiques sécuritaires et l’aligner à leurs positions
visant à transformer la guerre contre le terrorisme en pivot de
la politique internationale. De ce fait, ils ont également
contribué à la création du mythe d’al Qaeda devenue le pôle
d’attraction de toutes ces forces et groupements suicidaires et
nihilistes qui ne supportent plus l’ordre d’oppression mondial
et rêvent effectivement de le ruiner et de lui substituer le
chaos. Du côté des nombreux partisans de la riposte violente à
la violence et de la limitation des libertés publiques, de la
multiplication des dispositifs de harcèlement, d’inquisition,
de surveillance, de tables d’écoute, qui menacent l’ensemble
des libertés civiles, on se demande si la communauté
internationale a déployé suffisamment d’efforts pour contrer
le terrorisme. Ce faisant, on espère pousser à plus de raison et
peut-être même à l’autocritique les catégories hésitant à
cautionner les mesures sécuritaires rigoureuses citées plus haut
à cause de la limitation des libertés publiques qu’elles entraînent.
En bref, les Etats et forces qui continuent à
privilégier le recours à la guerre face au terrorisme afin
d’imposer leur ordre du jour politique et stratégique propre,
tentent, à l’instar du président Bush à Washington,
d’acculer leurs contradicteurs en leur imputant implicitement la
responsabilité de la propagation de la violence du fait qu’ils
ne souscrivent pas à l’usage de tous les procédés et moyens réclamés
par le pouvoir pour être investis dans sa bataille contre la
violence. Si leurs manœuvres réussissent il ne faudra pas
longtemps avant que le monde entier ne bascule sous la tutelle de
régimes policiers ne songeant qu’à restaurer le pouvoir de la
bureaucratie sous prétexte de faire front à la violence. Il ne
s’agit pas là d’un danger probable mais d’un mal en
incubation, d’autant plus que c’est l’Etat le plus grand qui
en propage les germes dont il use comme bouclier pour parer à
toutes les critiques dirigées contre sa politique d’aventurisme
désastreux au Moyen-Orient, dans le Caucase et autres régions du
monde.
Or, jamais le monde n’a connu de plus grande
extension de la violence que depuis la promotion de la doctrine
exhortant à la guerre contre le terrorisme à l’échelle planétaire.
Une évaluation s’impose, à savoir si ce n’est pas cette
doctrine elle-même et les stratégies qu’elle a impliquées qui
sont responsables de l’extension du cercle de la violence plutôt
que l’insuffisance des moyens déployés pour la contrer ou que
l’hésitation d’une partie de l’opinion publique à
cautionner ces moyens. Même qu’il n’est pas excessif de dire
que l’élargissement du cercle de la violence prouve bien plus
l’échec cuisant de la doctrine de la guerre mondiale contre le
terrorisme qu’il ne confirme l’insuffisance des moyens mobilisés
à son service. Une telle extension aurait été inimaginable si
la communauté internationale s’était donné les moyens de résorber
les problèmes internationaux générant la violence plutôt que
de cautionner les efforts de guerre et d’éluder les vraies
questions. Pourtant même à ce niveau, un tel échec était
difficilement prévisible n’étaient les objectifs politiques
fixés, lesquels n’avaient aucun rapport, de près ou de loin,
avec l’anéantissement du terrorisme.
Ceci pour dire que dès le départ, derrière la
guerre mondiale contre le terrorisme se dissimulaient divers
ordres du jour convergeant tous vers l’objectif des forces
mondiales hégémoniques qui cherchaient à monopoliser
l’initiative aux dépens des espoirs de changement et de
transformation positive conformes à l’intérêt des peuples et
couches démunies. Cette entreprise avait débuté en 1998, avec
l’organisation à Charm El-Cheikh, de la première conférence
internationale contre le terrorisme qui se proposait de crédibiliser
les politiques expansionnistes d’Israël, de l’aider à isoler
le peuple palestinien, à briser sa volonté et son moral afin de
permettre à Tel-Aviv de conserver puis d’annexer les
territoires occupés. Par la suite, cette guerre est devenue la
couverture théorique et idéologique justifiant les politiques américaines
de suprématie, au Moyen-Orient notamment, avant de se transformer
en pivot et en ordre du jour principal de la politique
internationale, dans un contexte où l’instrumentalisation de la
guerre contre le terrorisme devenait l’option de tous les régimes
en place pour esquiver les problèmes internes et s’affranchir
des responsabilités.
Que la guerre contre le terrorisme ait en fait
servi à développer le terrorisme s’explique dans la mesure où
les peuples exposés à la menace, ou comme en Palestine et en
Irak, exposés à l’anéantissement national et au dépérissement,
font face à un défi jamais connu auparavant - celui de la
mobilisation de l’ensemble de l’opinion internationale contre
leurs droits et, au-delà, celui de la justification des
politiques adoptées par les forces violant ces droits. Jamais
contrainte colonialiste n’a joui d’une période de grâce plus
longue ni d’une adhésion plus grande quant aux politiques américaines
explicitement colonialistes au Moyen-Orient, dans le Caucase et en
Afrique, qu’au cours des deux dernières décennies. Jamais non
plus Israël n’a connu de conjoncture plus favorable pour étendre
ses colonies, renforcer sa présence dans les territoires
palestiniens et syriens occupés et bafouer les intérêts des
peuples, qu’au cours des vingt ans passés.
Toutefois, ce ne sont pas uniquement les grands
Etats qui ont fait emploi de la guerre contre le terrorisme pour
restaurer leur contrôle et récupérer l’initiative dans les
zones d’influence qui commençaient à leur échapper ; les
régimes oligarchiques arabes et autres ont usé du même prétexte
et en usent toujours pour renforcer leur contrôle interne,
boucher l’horizon des réformes démocratiques et renforcer la
poigne d’un petit nombre de personnes à l’appétit féroce
sur les ressources comme sur le destin de leurs peuples.
Et ainsi la guerre contre le terrorisme s’est
transformée en une enseigne masquant la guerre ouverte contre les
peuples dans le monde entier, contre la liberté, les intérêts
et le futur de leurs individus. Elle sert de couverture pour
dissimuler le monopole des décisions, le pillage des Etats, la
marginalisation des sociétés, l’éclosion de mafias
internationales qui se concertent derrière le dos des peuples et
à leurs dépens, dissimulant le troc d’intérêts et l’échange
de services sous des devises et discours propagandistes onctueux.
Une telle situation ne pouvait aboutir qu’à une plus grande dégradation
des conditions de vie des peuples avec l’aggravation de l’insécurité
individuelle, la recrudescence des mesures répressives, des
contraintes et enlèvements, l’intensification des phénomènes
de pauvreté et du chômage, la transgression des lois et le rétrécissement
du champ optionnel pour tous les habitants.
Cette situation n’a pas seulement créé des
conditions plus favorables à l’embrigadement d’une jeunesse
privée d’horizons et d’espoir, cherchant une issue après la
faillite de tous les moyens économiques y compris ceux tablant
sur l’émigration vers les pays riches et les chances de travail
dans les pays du Golfe et en Europe, mais elle a aussi fourni
davantage de justifications à la logique de la violence et de sa
cause. Autant les mesures de sécurité arbitraires - dont les
incarnations les plus éloquentes en sont les camps de détention
de Guantanamo et d’Abou Ghraib, les politiques du siège imposé
au peuple palestinien à Gaza et en Cisjordanie, l’harcèlement
des activistes politiques et civils dans la plupart des Etats
arabes, pour des raisons dérisoires ou même sans raison - ont détruit
la crédibilité des systèmes politiques et les solutions fondées
sur le respect de l’autre, les valeurs de justice et d’égalité,
le respect minutieux des lois, autant la profanation de ces mêmes
valeurs et lois de la part des groupes terroristes est devenue
chose habituelle et acceptable aux yeux de larges parts de
l’opinion et a justifié aux yeux de nombreux jeunes chômeurs
et révoltés l’emprunt de la voie du crime, de l’action illégale
et même terroriste.
C’est pour cela qu’il n’est pas étrange que
la guerre mondiale déclarée au terrorisme soit la cause première
de la propagation de la violence et du terrorisme dans la mesure où
cette guerre était en fait dirigée contre l’indépendance, la
souveraineté, la liberté des peuples et l’exercice de leurs
droits. S’il est impossible à n’importe quelle personne
raisonnable de ne pas condamner les actions terroristes, il est également
impensable de ne pas condamner pour le même crime et plus sévèrement
encore ceux qui, par leurs politiques hostiles et l’indifférence
outrancière affichée à l’égard des intérêts des gens, de
leurs droits et de leurs sentiments, ont transformé et continuent
de transformer les jeunes du Moyen-Orient eux-même en hors-la-loi
et certains en criminels.
Burhan Ghalioun est professeur de sociologie
politique à la Sorbonne nouvelle Paris III. Auteur d’une
vingtaine d’ouvrages sur la société et la politique du monde
arabe, il est l’une des figures intellectuelles les plus engagées
dans le mouvement de démocratisation de la Syrie et du monde
arabe.
Burhan Ghalioun