|
Oumma.com
Philosophie d'un massacre: André
Glucksmann et Bernard Henri Lévy, apologistes des crimes de
guerre israéliens
Bruno Paoli
Bernard Henri Lévy
Mercredi 11 février 2009
Le journal Le Monde, qui s’était déjà illustré,
lors de la dernière poussée de fièvre des va-t-en-guerre
israéliens, au Liban, durant l’été 2006, en publiant dans ses
colonnes le pathétique et consternant journal de voyage de
Bernard-Henri Lévy, parti se constituer bouclier humain dans les
colonies du Nord d’Israël victimes des tirs de roquettes du
Hezbollah, alors que l’armée israélienne mettait le Liban à feu
et à sang,
s’est à nouveau distingué en publiant, dans son édition du mardi
6 janvier 2009, et alors qu’Israël jetait cette fois son dévolu
sur la bande de Gaza, l’infâme bafouille du sieur Glucksmann qui
se dit philosophe.
Dans la
lettre de protestation que j’envoyai au Monde dès le
lendemain, je prédisais que son collègue et ami, Bernard-Henri
Lévy, philosophe de terrain sans peur et sans reproche, était
certainement, au moment où lui-même montait au créneau, sur le
front, à Sderot, sinon à Ashkelon ou à Beersheba, protégeant une
fois de plus de son corps des Israéliens terrorisés par les
roquettes du Hamas. Et je ne me trompais pas. Deux jours plus
tard, en effet, le soldat Lévy, de retour du front, prenait à
son tour la plume, le 8 janvier, dans les colonnes de
l’hebdomadaire Le Point, pour témoigner du « cauchemar »
vécu par les habitants de Sderot, « terrés dans les caves de
leurs immeubles » et vivant une existence « en sursis, au son
des sirènes et des explosions » : « Je suis allé à Sderot,
dit-il, je sais ».
Revenu sain et sauf après avoir risqué sa vie pour Israël, mais
vraisemblablement épuisé par son voyage au bout de l’enfer, il
se contente de nous livrer ses vérités, qu’il présente comme des
« faits ». Soigneusement sélectionnés, les « faits » en question
contribuent à donner de la réalité du massacre de Gaza une image
délibérément déformée et partielle. Car pourquoi, s’interroge le
lecteur naïf, n’a-t-il pas profité de son séjour à Sderot pour
visiter Gaza, pourtant toute proche, si ce n’est pour ne pas
tout savoir ni tout dire du drame qui s’y nouait ?… Eyeless in
Sderot. Mais dix jours plus tard, Lévy publiait dans Le Journal
du Dimanche ses « carnets de guerre » tant
attendus, dans lesquels il confessait, comme pour mieux nous
faire mentir, avoir visité Gaza, de nuit, incorporé dans
une unité d’élite israélienne :
« Soucieux, contrairement à vous, d’essayer au moins d’aller y
voir, dit-il, je suis, ce mardi 13 janvier, entré, à la nuit
tombée, dans les faubourgs de Gaza-City, quartier Abasan
Al-Jadida, un kilomètre au nord de Khan Younès
- "embedded"
dans une unité d’élite Golani.
Je sais,
pour l’avoir évité toute ma vie, que le point de vue de l’"embedded"
n’est jamais le bon point de vue. Et je ne vais pas prétendre,
en quelques heures, avoir capté l’esprit de cette guerre. Mais,
cela étant dit, je donne mon témoignage ». Probablement terré au
fond d’un blindé, avec pour unique champ de vision celui, fort
réduit, que peut offrir une meurtrière, de nuit qui plus est,
Lévy nous dit donc ce qu’il voit : « Le peu, très peu, que je
vois (buildings plongés dans l’obscurité mais debout, vergers à
l’abandon, la rue Khalil al-Wazeer avec ses commerces fermés)
indique la ville sonnée, transformée en souricière, terrorisée
- mais
certainement pas rasée au sens où purent l’être Grozny ou
certains quartiers de Sarajevo. Peut-être serai-je démenti quand
la presse entrera enfin dans Gaza. Mais, pour l’heure, c’est,
encore, un fait ».
Car les
profondes réflexions du caporal-chef Lévy reposent toujours sur
des « faits ». Soucieux, comme nous, de voir et de savoir, il
aura donc sûrement découvert depuis, les terribles images de
Gaza ravagée plus que « sonnée » et pris connaissance de
ces chiffres qui en disent long :
en l’espace de trois semaines, l’armée israélienne a totalement
détruit plus de deux mille quatre cent maisons, vingt-huit lieux
et bâtiments publics incluant des ministères, des municipalités,
des conseils régionaux, le Conseil législatif et des ports de
pêche, vingt-et-un chantiers incluant des cafétérias, des salles
de mariage, des hôtels et des aménagements touristiques, trente
mosquées (et quinze autres sérieusement endommagées), les
bureaux de dix organisations caritatives, cent vingt-et-un
ateliers industriels et commerces, cinq usines à béton et une
production de jus de fruit, soixante postes de police et
commissariats, cinq immeubles abritant des médias et deux
assurant des soins médicaux, vingt-neuf établissements à
vocation éducative.
Par
ailleurs, des centaines d’hectares de terres cultivées ont été
défoncées. Ce qui est fait n’est plus à faire, dirait
Lévy. Quant à la visite de Gaza by night à laquelle l’ont
invité les militaires israéliens, elle ressemble fort à celles
qu’organisaient de leur temps les régimes communistes, dont le
parcours était minutieusement étudié et les sites soigneusement
sélectionnés, afin de donner à leurs hôtes la meilleure image
possible, aussi fausse ou tronquée soit-elle.
Pour le
reste, le récit de Bernard-Henri Lévy, accompagné de deux
éloquents clichés de l’écrivain en compagnie de ses amis
israéliens, Barak « la colombe » et Yoav Galant, l’un des
généraux en charge de l’opération ’’Plomb durci’’, est à la
hauteur de nos attentes : un concentré d’hypocrisie dans lequel
l’écrivain semble avoir mis tout ce qu’il avait de cynisme et de
mauvaise foi pour défendre Israël coûte que coûte. Le petit
article publié dans Le Point n’était donc qu’un
hors-d’œuvre : Lévy en avait gardé sous la pédale, pour nous
servir, enfin, du grand BHL.
Comme Glucksmann, Lévy est,
depuis longtemps déjà, passé maître dans l’art de la
désinformation et de la manipulation d’une opinion d’autant plus
facile à influencer qu’elle est par ailleurs très mal informée :
efficace, certes, mais ô combien répugnant, dès lors que
l’objectif avoué en est de minimiser, de nier ou de justifier
les crimes de guerre commis par Israël durant ces trois semaines
de folie meurtrière. Glucksmann et Lévy devraient savoir que
l’apologie de crimes de guerre tombe sous le
coup de la loi française, qui considère qu’« un écrit qui
présente comme susceptibles d’être justifiés des actes
constitutifs de crimes de guerre doit être considéré comme
apologétique » ; et qu’une fois officiellement reconnus comme
tels les crimes israéliens à Gaza et leurs auteurs poursuivis,
eux-mêmes pourraient aussi avoir à répondre de l’apologie qu’ils
en ont faite.
Mais en
attendant, il est de notre devoir d’effiler le tissu de
mensonges, de contrevérités et d’insinuations malhonnêtes qui
constitue la trame des misérables arguties de nos deux
« philosophes », afin de rétablir, à l’intention du public
français et, en particulier, des lecteurs du Monde, du
Point et du Journal du Dimanche qui sont les
premières victimes de cette honteuse manipulation, quelques
vérités essentielles sur Gaza.
Dans
son « bloc-notes » du Point, Lévy, non sans s’être préalablement
débarrassé à la va-vite de l’encombrant fardeau que représentent
ces centaines d’enfants morts
- se disant
« évidemment bouleversé » mais s’abstenant néanmoins, sans
aucune honte, car « n’étant pas un expert militaire », de
« juger si les bombardements israéliens sur Gaza auraient pu
être mieux ciblés, moins intenses »
-, commence par
dénoncer le « vent de folie » qui s’empare de certains médias,
« comme toujours quand il s’agit d’Israël »,
dit-il, un « Israël vilipendé, traîné dans la boue, diabolisé ».
Le
procédé est bien connu, qui consiste à poser Israël en victime
d’une vaste campagne de désinformation orchestrée par la gauche
radicale et la mouvance altermondialiste, accusées de connivence
avec ceux que Podhoretz et Taguieff, islamophobes fanatiques,
appellent les « islamo-révolutionnaires ».
Dans ses « Carnets de guerre », Lévy nous explique, avec l’aide
d’Amos Oz, comment se propagent les rumeurs. Il prend pour
exemple « cette histoire de maison où l’on aurait, dans la zone
de Zeitoun, attiré cent personnes avant de tirer dans le tas »,
histoire qui paraît à son ami Amos « si insensée qu’il ne sait,
ni par quel bout la prendre, ni comment elle a pris corps ».
D’après
Lévy, « tout aurait commencé, semble-t-il, par un vague
témoignage recueilli par une ONG », relayée par quelques
journalistes, puis par « le village médiatique planétaire » :
« "Tsahal aurait... Tsahal pourrait... le docteur X confirme
que Tsahal serait à l’origine de...". Ah le poison de ces
conditionnels subtils et soi-disant prudents, s’exclame-t-il !
Dans deux jours, on ne parlera plus de la rumeur de Zeitoun.
Mais
qu’en conclura le monde ? Que c’est parce qu’elle était
absurde ? Ou parce qu’une horreur chasse l’autre et que Tsahal
aurait gravi un degré de plus, entre temps, sur l’échelle de
l’abomination et du crime ? ». La vérité, c’est que deux jours
après, on ne parlait que de ce crime ignoble, de cette maison
bombardée après que les habitants du quartier y aient été
regroupés par Tsahal, et qui fit trente morts, dont la moitié
d’enfants. L’un des rescapés, Salah Talal, blessé à la tête,
raconte dans L’Humanité
: « L’armée israélienne nous a tous regroupés dans cette maison
parce qu’elle s’installait dans celles qui étaient autour. Comme
ils nous avaient laissés sans eau et sans nourriture, on est
sortis pour prendre du bois pour faire du feu et confectionner
du pain.
C’est
alors qu’ils ont fait feu. Une première bombe est tombée. Cinq
personnes ont été tuées. C’est là que j’ai été blessé. Puis un
deuxième missile s’est abattu, en tuant vingt-deux autres ». La
rumeur, loin d’être absurde, était donc bien fondée. Et si l’on
parla un peu moins par la suite de « cette histoire de maison »,
c’est effectivement, comme le prédisait Lévy, parce que ce crime
fut rapidement occulté par d’autres plus graves encore, comme
ces bombardements au phosphore dont les médecins impuissants
décrivent depuis plusieurs jours les effets dramatiques sur la
population.
Glucksmann divise quant à lui l’opinion en pas moins de deux
catégories : les « inconditionnels », d’une part, qui ont décidé
par avance qui a tort et qui a raison, qui ont une opinion bien
arrêtée et qui n’en changeront pas ; et les « circonspects »,
d’autre part, qui réfléchissent et attendent de voir pour se
faire une opinion. Il ne nous dit pas dans quelle catégorie il
se range lui-même. Mais la profonde réflexion qui suit cette
introduction prometteuse ne laisse aucun doute quand à son
appartenance revendiquée à la seconde. Son acharnement
pro-israélien aveugle et… inconditionnel aurait pourtant laissé
penser qu’il faisait partie de la première.
Mais qu’à
cela ne tienne. Les Israéliens, pour leur part, font
naturellement partie des circonspects : quelle belle démocratie
que celle où l’on peut sereinement discuter de la façon de taper
sur son meilleur ennemi et du moment le plus approprié pour le
faire ! D’après Glucksmann, les circonspects se posent ni plus
ni moins que trois questions : « Est-ce le moment ? Jusqu’où ?
Jusqu’à quand ? » ; quand à la question de savoir s’il n’est pas
d’autre solution que l’usage de la force brutale, il semblerait
qu’elle ne se pose même pas… Quelle belle démocratie que celle
qui sait adopter une attitude consensuelle, aussi criminelle
soit-elle, dès lors que c’est sa « survie » dans un
environnement hostile qui est en jeu ! Voilà qui ne laisse guère
d’espoir aux Palestiniens.
Glucksmann, lui, voit pourtant « poindre une lueur d’espoir » :
certains présumés inconditionnels auraient tendance à devenir un
peu circonspects, à l’instar d’un Mahmoud Abbas « trouvant le
courage d’imputer au Hamas […] la responsabilité initiale du
malheur des civils de Gaza ». Il en fallait, en effet, pour
s’aligner ainsi sur une position qui n’est autre que celle
d’Israël et de ses suppôts.
Mahmoud
Abbas, que les événements récents ont contribué à affaiblir et à
discréditer un peu plus encore, commence donc à trouver grâce
aux yeux de notre philosophe, qui semble à deux doigts de le
considérer comme un bon Palestinien, entendez un Palestinien
docile que les Israéliens puissent manipuler à leur guise et
faire lanterner ad vitam aeternam tout en poursuivant
patiemment leur grand œuvre, la colonisation de la Cisjordanie,
dont l’objectif ultime est d’empêcher à tout jamais la création
d’un état palestinien viable. Lévy, dans la conclusion de ses
« Carnets de guerre », évoque lui aussi ces bons Palestiniens
assoiffés de paix : « Ils sont là, bien sûr, les interlocuteurs
d’Israël, dit-il dans un élan lyrique.
Ils sont
là, les partenaires de la paix future ». Il parle de Mustapha
Barghouti, Président de la Palestinian Relief Society, et
de Mamdouh Aker, « médecin, autorité morale et vétéran du
dialogue israélo-palestinien », qu’il a rencontrés à Ramallah.
« Une paix en dépit de tout, continue-t-il, plein de verve. Une
paix par delà les dévastations et les larmes. Une paix de
raison, sans effusion ni enthousiasme
- mais peut-être,
pour cela, plus que jamais à portée de main. Deux peuples, deux
Etats. Une paix sèche ».
Il
faudra qu’il nous explique comment il sera possible de faire la
paix en refusant de discuter avec les représentants élus du
peuple palestinien, et alors que même des « Palestiniens
modérés » comme Barghouti et Aker, ainsi que le dit lui-même
Lévy, « ne croient [pas] au sérieux d’une offre de paix portée
par un Premier Ministre [Abbas] sur le départ ». Faudra-t-il de
nouvelles élections, qui confirmeront sans aucun doute la
suprématie du Hamas ? Ou bien continuera-t-on de nier le droit
des Palestiniens à la démocratie ? Les formules creuses de Lévy
sont une insulte aux victimes de Gaza comme à ceux qui ont
survécu à l’enfer. La paix, si elle est encore possible, ne
pourra être cette « paix sèche » dont il se fait le
porte-parole.
Elle ne
pourra se faire en reléguant dans la vallée de l’oubli les
milliers de victimes du consciencieux nettoyage ethnique auquel
oeuvrent les dirigeants israéliens depuis soixante-et-un ans et,
en particulier, celles, encore toutes fraîches, de l’expédition
punitive menée à Gaza. Elle ne pourra faire l’économie d’une
commission de réconciliation qui solde tous les crimes commis de
part et d’autre, comme cela s’est fait en Afrique du Sud, par
exemple, à la fin de l’apartheid. Quant à sa vision de « deux
peuples, deux états », quel sens lui donner quand on sait qu’un
israélien sur cinq est palestinien ? Lévy serait-il partisan de
ce que les Israéliens appellent poliment le « transfert » des
Palestiniens, entendez l’expulsion de tous ceux qui menacent le
caractère juif de leur Etat, idée ouvertement débattue en Israël
et qui semble faire son bonhomme de chemin dans une société
israélienne de plus en plus extrémiste ?
Mais
venons-en aux faits évoqués par Lévy dans l’hebdomadaire Le
Point. Aucun autre pays qu’Israël, dit-il d’abord, « ne
tolérerait de voir des milliers d’obus tomber, pendant des
années, sur ses villes » : il ne s’étonne donc pas tant de la
« brutalité » d’Israël que de sa longue retenue. On
observera en passant l’habile usage des guillemets, pour
minimiser ou mettre en doute la prétendue brutalité israélienne
et, pour louer sa sagesse, le soulignement du mot « retenue »
par des italiques. Pour le reste, Lévy qui, comme il s’en est
confessé, n’est pas expert militaire, commet une grossière
erreur (mais n’est-elle pas voulue ?) en parlant d’obus là où il
n’y a que des roquettes.
La
différence est de taille, car les dégâts causés à Gaza par les
obus israéliens sont incomparablement plus grands que ceux
causés à Sderot par les roquettes du Hamas. Enfin, s’il faut
admettre que le quotidien des citoyens israéliens frontaliers de
Gaza n’est pas, ces dernières années, des plus folichons, que
dire des décennies d’occupation et d’humiliation subies par les
Palestiniens ? Lévy, assurément, n’a rien à en dire. Il
préfèrera sûrement nous rappeler que Gaza, depuis trois ans,
n’est plus un « territoire occupé ».
Pourtant, comme le dit Norman Finkelstein,
« bien qu’Israël ait retiré ses colons et
soldats de Gaza en 2005, il continue de contrôler étroitement la
côte de Gaza, son espace aérien et ses frontières. Par
conséquent, Israël reste une puissance occupante avec des
obligations légales de protection de la population civile de
Gaza. Mais le siège de dix-huit mois de la Bande de Gaza
précédant la crise actuelle violait ces obligations de manière
flagrante.
Il a
provoqué un arrêt quasi total de l’activité économique, laissé
les enfants affamés et mal nourris et empêché les étudiants
Palestiniens de pouvoir aller étudier à l’étranger ». Lévy
pousse pourtant la mauvaise foi jusqu’à nier la réalité du
« fameux blocus intégral imposé à un peuple affamé » et de la
crise humanitaire qui sévit à Gaza.
Vue de
Sderot, la situation de Gaza est, pour reprendre les termes
employés par Livni à la sortie d’un entretien avec Sarkozy,
« telle qu’elle devrait être ».
A Sderot, où il était, donc, Lévy a pu constater que les
hôpitaux israéliens n’ont cessé de « recevoir et de soigner,
tous les jours, des blessés palestiniens ». Mais pourquoi donc
ne nous dit-il rien de l’immense gratitude que n’ont
certainement pas manqué d’exprimer ces quelques heureux élus à
leurs bienfaiteurs ? Tous les moyens ne sont-ils pas bons pour
essayer de se donner bonne conscience ?
Par
chance, Israël a aussi son Levy de service, et d’une autre
trempe que Bernard-Henri, assurément. Gideon Levy, journaliste
au quotidien israélien Haaretz, n’a de cesse de dénoncer
les crimes commis par le gouvernement et l’armée de son pays.
« Nous larguons des bombes sur des immeubles résidentiels,
dit-il, et nous allons ensuite soigner les blessés à Ichilov ;
nous lançons des obus sur une population réfugiée dans des
écoles des Nations Unies, et nous allons ensuite rééduquer à
Beit Lewinstein les personnes que nous avons rendues
handicapées. Nous tirons sur des gens et ensuite nous pleurons
sur leur sort, nous tuons et ensuite nous nous lamentons, nous
déchiquetons comme des « machines automatiques à tuer » des
femmes et des enfants, et nous devons préserver notre dignité
ensuite ».
Quant à
l’idée que le Hamas serait, pour avoir rompu la trêve, le
premier responsable du malheur des Palestiniens de Gaza, idée
que Glucksmann se réjouit de voir Abbas accepter, elle doit
aussi être corrigée. Comme en témoignent les archives du site
web du Ministère des Affaires Étrangères israélien, Israël
avait, le premier, rompu la trêve, dès le 4 Novembre, en menant
dans la Bande de Gaza un raid qui fit un mort palestinien. Le
Hamas ayant lancé des roquettes en représailles, Israël tua
alors cinq Palestiniens de plus.
Les jours
suivants, le Hamas continua de lancer des roquettes qui ne
firent aucune victime. Comme le dit Finkelstein, « Israël ne
peut pas affirmer être dans une situation d’autodéfense contre
cette escalade, car elle a été provoquée par sa propre violation
de la trêve ».
Ajoutons qu’Israël, durant les six mois qu’a duré cette trêve,
n’a pas respecté l’engagement pris de lever le blocus et
d’ouvrir les points de passage vers l’extérieur. Que le Hamas,
exaspéré par cette situation et inquiet de la dégradation des
conditions de vie des habitants de la Bande de Gaza, n’ait pas
souhaité reconduire la trêve paraît alors on ne peut mieux
compréhensible.
Les
autres « faits » évoqués par Lévy concernent spécifiquement les
événements de ces dernières semaines : « Le fait, dit-il en
premier lieu, que les obus israéliens fassent tant de victimes
ne signifie pas, comme le braillaient les manifestants de ce
week-end, qu’Israël se livre à un « massacre » délibéré, mais
que les dirigeants de Gaza ont choisi l’attitude inverse [de
celle des Israéliens qui protègent leur population] et
exposent leurs populations : vieille tactique du «
bouclier humain » qui fait que le Hamas, comme le Hezbollah il y
a deux ans, installe ses centres de commandement, ses stocks
d’armes, ses bunkers, dans les sous-sols d’immeubles,
d’hôpitaux, d’écoles, de mosquées
- efficace mais
répugnant ».
Une fois
de plus, c’est le Hamas qui porterait la responsabilité du
massacre, lui qui, comme le dit aussi Glucksmann, « utilise la
population de Gaza en bouclier humain ». Et le grand rabbin de
France, Gilles Bernheim, de surenchérir : « Hamas, affirme-t-il
sans vergogne, fait monter sur le toit d’une mosquée des
familles, donc des civils, comme bouclier humain, ou se réfugie
dans des écoles pour tirer sur l’armée israélienne ».
De telles infâmantes allégations permettent finalement de
légitimer le bombardement d’écoles, de mosquées, d’hôpitaux,
d’ambulances et de convois humanitaires. Aucun philosophe digne
de ce nom ne saurait pourtant contester que de tels actes
constituent, au regard de la législation internationale, des
crimes de guerre. Honte à ceux qui, comme Lévy, Glucksmann et
Bernheim, en font l’apologie en tentant vainement de les
justifier. Car rien ne peut justifier des massacres comme celui
perpétré dans une école de l’ONU (43 morts au moins, dont de
nombreux enfants) ou dans cette maison bombardée après que les
habitants du quartier y aient été regroupés par Tsahal (30
morts, dont la moitié d’enfants).
Quand
bien même y aurait-il des combattants du Hamas dans une école,
une mosquée ou un hôpital, la volonté de les éliminer
justifierait-elle de massacrer des dizaines de civils, hommes,
femmes et enfants, en espérant qu’il y aurait peut-être un
guerrier dans le tas ? Pour le grand rabbin de France, qui
affirmait sans rire, peu de temps avant le début de l’opération
« plomb durci », que « la seule préoccupation de Tsahal est de
préserver avec amour et courage l’idée d’humanité et de liberté
pour tous les hommes »,
c’est triste à dire, la réponse est vraisemblablement oui. Eric
Hazan n’exagérait pas en parlant, l’autre jour, de « la deuxième
mort du judaïsme ».
Dans
l’entretien qu’il accordait au Figaro le 22 janvier, Bernheim
disait bien éprouver « de la compassion pour les populations
civiles palestiniennes », mais c’était pour mieux stigmatiser,
dans la même phrase, dans le même souffle, sans point ni
virgule, sans même une larme de crocodile, les « guerriers du
Hamas », regrettant qu’ils « soient entrés dans une folie
meurtrière qui les dépasse et les broie ». La compassion d’un
Bernheim a ses limites. Celle d’un Lévy aussi. Quant à
Glucksmann, son silence en dit plus long que les formules de
circonstance de ses congénères.
Selon le
Comité International de la Croix-Rouge (CICR), Tsahal a aussi
empêché les secours d’arriver auprès des victimes
palestiniennes. Des enfants sont restés enfermés cinq jours
durant dans leur maison, située dans le quartier de Zeitoun,
avec le corps de leur mère tuée. L’armée israélienne empêchait
les secours d’accéder au quartier où avaient eu lieu des combats
et où gisaient de nombreux morts et agonisants. L’armée
israélienne n’a pas porté secours aux blessés palestiniens et,
en violation des principes de la Convention de Genève, n’a pas
permis à la Croix-Rouge de porter secours aux victimes.
Mieux,
l’UNRWA a dû suspendre ses opérations humanitaires pendant
plusieurs jours après qu’un de ses convois ait été bombardé par
l’aviation israélienne, tuant le conducteur d’une ambulance.
Enfin, l’armée israélienne a utilisé des armes dont l’usage est
strictement interdit dans des zones urbaines, comme des obus au
phosphore blanc ou à l’uranium appauvri, sans parler de la
dernière petite merveille américaine, la bombe « intelligente »
DIME (pour Dense Inert Metal Explosive), constituée de
petites boules de carbone contenant un alliage de tungstène,
cobalt, nickel ou fer, et dont le pouvoir d’explosion est
énorme : « A deux mètres, explique l’un des deux médecins
norvégiens qui était à l’hôpital al-Chifa de Gaza pendant les
événements, et dont les propos sont rapportés par Le Monde,
le corps est coupé en deux ; à huit mètres, les jambes sont
coupées, brûlées comme par des milliers de piqûres d’aiguilles.
Nous
n’avons pas vu les corps disséqués, mais nous avons vu beaucoup
d’amputés. Il y a eu des cas semblables au Liban sud en 2006 et
nous en avons vu à Gaza la même année, durant l’opération
israélienne « Pluie d’été ». Des expériences sur des rats ont
montré que ces particules qui restent dans le corps sont
cancérigènes ».
Depuis
l’instauration du cessez-le-feu et le retrait de l’armée
israélienne, les témoignages et les preuves s’accumulent, tous
plus accablants les uns que les autres, et il faut porter au
crédit du journal Le Monde de s’en être largement fait
l’écho. Dans le monde arabe, des centaines de millions de
téléspectateurs ont vu, sur des chaînes d’information comme
Aljazeera ou Alarabiya, ces corps d’enfants mutilés,
déchiquetés, carbonisés. L’image d’Israël, une fois de plus, en
a pris un sérieux coup, peut-être fatal et sans retour. Que
Lévy, Glucksmann et Bernheim le veuillent ou non, c’est bien
Israël qui a sur les mains le sang des enfants palestiniens, et
non le Hamas. Quant aux survivants, aveugles, brûlés, estropiés
à vie, paraplégiques ou simplement orphelins, derniers rescapés
de familles décimées, ils n’oublieront jamais et il est
difficile d’imaginer qu’ils pourront un jour cohabiter en paix
avec leurs bourreaux…
Les
Israéliens eux-mêmes semblent maintenant prendre conscience que
ce qu’ils ont fait n’est pas bien…vu. Pas de remords, non. Ni
regrets, ni excuses. Tous se congratulent et se félicitent de
cette « belle petite guerre » dont le seul résultat « positif »
est d’avoir « rétabli la capacité de dissuasion » de Tsahal,
entendez la capacité à massacrer quelques centaines ou milliers
de Palestiniens à tout moment, pour les dissuader de résister à
l’occupation. D’après Tzipi Livni, qui a qualifié les pertes
civiles palestiniennes de « produit des circonstances »,
« Israël est en paix avec lui-même »…
La
conscience tranquille, donc. Seul bémol : la crainte que,
poursuivis pour crimes de guerre, les officiers de Tsahal ne
puissent plus se déplacer librement à l’extérieur d’Israël. A en
croire le journal Yedioth-Ahronoth, l’armée israélienne
aurait ainsi mis en garde ses hauts gradés désireux de se rendre
en Europe contre le risque d’être visés par des mandats d’arrêt
internationaux.
Elle a
aussi interdit à quiconque de divulguer l’identité des officiers
qui ont participé au carnage. Les criminels ont sans doute
raison de se faire du mouron. S’il n’en sont pas à leur premier
méfait, l’ampleur de l’indignation suscitée par leurs derniers
crimes est telle qu’on peut raisonnablement penser que les
enquêtes en cours et les procédures engagées ont quelque chance
d’aboutir à des résultats concrets. Souhaitons que ne soient pas
seulement poursuivis quelques officiers d’état-major, mais
aussi, et surtout, les vrais responsables, Olmert, Barak et
Livni.
Il en
faut bien plus, semble-t-il, pour émouvoir un Glucksmann ou un
Lévy. Malgré l’accumulation des crimes de guerre israéliens, eux
et leurs potes bien-pensants de la pipolerie parisienne,
pseudo-intellectuels circonspects et philosophes de surface dont
la conscience et le discernement foutent le camp dès lors qu’il
s’agit de la « survie » d’Israël, restent, en France, les plus
fidèles et efficaces relais de la propagande guerrière
israélienne et de sa politique criminelle, qui a fait, en
l’espace de trois semaines plus de mille trois cents morts
palestiniens, dont au moins un tiers d’enfants, et des milliers
de blessés…
Il en
faut infiniment plus pour démonter un Bernard-Henri Lévy, qui va
jusqu’à oser dire que « les
Israéliens ciblent des objectifs militaires et font, sans les
viser, de terribles dégâts civils (ce qui, dans la langue de la
guerre, porte un nom -
« dommage collatéral »
- qui, même s’il est hideux, renvoie à une vraie
dissymétrie stratégique et morale) ». Car les Palestiniens du
Hamas, eux, « tirent sur des villes, autrement dit sur des
civils », dit-il encore, et commettent donc des « crimes de
guerre ». On aura apprécié la simplicité et la limpidité du
raisonnement.
Il est
pourtant difficile de croire que le Parlement palestinien, les
ministères, l’université, les hôpitaux, les mosquées, les écoles
et les entrepôts de l’UNRWA, qui constituent à l’évidence des
cibles civiles, aient été systématiquement détruits par
accident, ni que derrière les centaines d’enfants tués et les
milliers d’autres mutilés se planquaient des combattants du
Hamas. Gideon Levy disait, au quinzième jour du massacre :
« Cette guerre est également un jeu d’enfant de par ses
victimes.
Un tiers
environ de ceux qui ont été tués dans la bande de Gaza sont des
enfants, trois cent onze selon le ministère palestinien de la
santé, deux cent soixante-dix selon l’organisation des Droits de
l’Homme-B’Tselem- sur un total de mille morts au mercredi 15
janvier 2009. Environ un tiers des quatre mille cinq cents
blessés sont aussi des enfants, selon les chiffres de l’ONU, qui
dit que le nombre d’enfants tués a triplé depuis le début de
l’opération terrestre. Ceci quelque soit le standard, moral ou
humanitaire, est une trop grande disproportion dans les pertes
de guerre ». « L’histoire a connu d’innombrables guerres qui ont
enlevé des vies innombrables, continue-t-il, mais le nombre
d’enfants tués dans la guerre de Gaza
- un tiers des
morts -
n’a été vu nulle part de mémoire d’homme ».
La
question des proportions nous amène naturellement à la brillante
dissertation de maître Glucksmann, « lumineuse » réflexion sur
l’usage de l’adjectif « disproportionné », jugé abusif dès lors
qu’il s’applique à Israël, avec, à l’appui, l’argument suivant,
pour le moins désarmant : le conflit en cours est, « comme tout
conflit sérieux, disproportionné dès l’origine » et, donc, par
nature. Si je comprends bien, l’ajout de l’adjectif
« disproportionné » ne serait donc ni plus ni moins qu’un
pléonasme dont on devrait se passer… En passant, Glucksmann
ignore, ou feint d’ignorer, l’un des principes de base des
Conventions de Genève, dit principe de « proportionnalité ».
Mais
comme Israël est visiblement au-dessus des dites Conventions…Glucksmann
atteint le comble du cynisme lorsqu’il pose la question
suivante : « Quelle serait la juste proportion qu’il lui
faudrait respecter pour qu’Israël mérite la faveur des
opinions ? » On y sent toute la frustration de ceux que
l’opinion internationale empêche d’appliquer des solutions plus
radicales ; et on ose à peine imaginer ce que seraient celles-ci
sans ces maudits « inconditionnels » !
D’après
l’auteur, Israël ne peut donc qu’assumer la disproportion
naturelle des forces et des moyens en présence. Mais c’est pour
le bien des Palestiniens, puisque Tsahal « profite de sa
supériorité technique pour cibler ses objectifs » et, donc, pour
épargner les populations civiles : le bombardement des écoles,
des mosquées et des hôpitaux illustre on ne peut mieux le
discernement, l’humanité, les « scrupules moraux » (pour
reprendre les termes choisis par l’auteur) de l’armée
israélienne ! D’après le philosophe, il faudrait finalement
« échapper aux tentations de l’inconditionnalité » et, donc,
probablement, reconnaître qu’Israël ne peut pas faire autrement
que de massacrer aveuglément tout ce qui bouge, sans aucun
scrupule et en toute immoralité.
Bernard-Henri Lévy s’évertue lui aussi à démontrer la prétendue
moralité de l’armée israélienne, comme l’illustre on ne peut
mieux le cinquième des six « faits » qu’il évoque dans son
article du Point : « Puisqu’il faut mettre les points sur
les i, dit-il, on rappellera encore un fait dont la presse
française s’est étrangement peu fait l’écho et dont je ne
connais pourtant aucun précédent, dans aucune autre guerre, de
la part d’aucune autre armée : les unités de Tsahal ont, pendant
l’offensive aérienne, systématiquement téléphoné (la presse
anglo-saxonne parle de 100 000 appels) aux Gazaouis vivant aux
abords d’une cible militaire pour les inviter à évacuer les
lieux ».
A la
ministre des affaires coloniales Tzipi Livni qui, elle aussi,
rappelait l’extrême prévenance de Tsahal, un journaliste d’Aljazeera
demanda où étaient censés se réfugier les habitants prévenus par
téléphone que leur maison ou leur quartier allait être bombardé,
alors que tous les points de passage vers l’extérieur de la
Bande de Gaza étaient fermés par Israël comme par l’Egypte et
que les seuls lieux supposés sûrs où les civils auraient pu se
réfugier, écoles, mosquées ou hôpitaux, étaient eux aussi visés
par les bombes.
Nous
savons le sort qui fut réservé à ceux qui avaient opté pour une
telle solution. Livni, bien entendu, préféra éluder cette
embarrassante question. Nous aurions aussi tant voulu lui
demander ce qui était prévu au cas où la ligne téléphonique des
civils à évacuer était occupée, ou tout simplement coupée. Le
bombardement était-il retardé jusqu’à ce qu’ils aient pu être
contactés ? Un courrier recommandé avec accusé de réception leur
était-il expédié ? Le brave petit soldat Lévy pourra sûrement
éclairer notre lanterne, lui qui paraît si bien informé.
Dans ses
« Carnets de guerre », il trouve aussi dans l’évocation d’Asaf,
pilote d’hélicoptère Cobra bourré de scrupules pour qui « rien
ne justifie la mort d’un gosse », une autre occasion de
souligner l’humanité de l’armée israélienne. Voici l’émouvant
récit qu’il nous en fait : « Vidéos de bord d’Asaf.
Enregistrement de sa conversation, le 3 janvier, avec un
interlocuteur au sol qu’il informe de sa décision de tout
arrêter car le "terroriste" qu’il a en ligne de mire est
rejoint par un enfant. Et incroyables films
- j’en visionne
quatre -
de ces missiles déjà lancés que le pilote, voyant qu’un civil
apparaît dans son écran ou que la jeep ciblée entre dans le
garage d’un immeuble dont on n’a pas, comme c’est l’usage,
alerté les occupants, détourne en pleine course et fait exploser
dans un champ. Que tous n’aient pas les mêmes scrupules, je m’en
doute bien (car comment expliquer, sinon, les trop nombreux et
inacceptables bains de sang ?).
Mais
qu’il y ait des Asaf dans Tsahal, que les procédures commandent
d’agir plutôt à la façon d’Asaf, bref, qu’Asaf ne soit pas
l’exception mais la règle, il est important de le dire (et tant
pis pour le cliché qui veut réduire Tsahal à un ramassis de
brutes s’acharnant sur les femmes et les vieillards...) ». Au vu
du carnage provoqué par les bombardements aériens, il est
difficile de croire qu’Asaf soit la règle. Dès le premier
jour, rappelle Gideon Levy,
« ils ont bombardé une cérémonie de remise des diplômes pour de
jeunes officiers de police qui avaient trouvé ce rare privilège
d’avoir un emploi à Gaza, les massacrant par dizaines. Ils ont
bombardé une mosquée, tuant cinq soeurs de la famille Balousha,
dont la plus jeune avait quatre ans.
Ils ont
bombardé un poste de police touchant un médecin se trouvant à
proximité et qui est actuellement dans un état végétatif à
l’hôpital Shifa, qui est plein de blessés et de morts. Ils ont
bombardé une université que nous appelons en Israël, le Rafael
palestinien... et détruit les dortoirs universitaires. Ils ont
largué des centaines de bombes du ciel bleu sans connaître la
moindre riposte ou résistance. En quatre jours, ils ont tué
trois cent soixante-quinze personnes. Ils n’ont pas et ne
pouvaient pas faire la distinction entre un responsable du Hamas
et ses enfants, entre un policier gérant le trafic automobile et
un lanceur de Qassam, entre une cache d’armes et une clinique de
santé, entre le premier et le deuxième étage d’un immeuble
d’habitation à forte densité de population avec des dizaines
d’enfants à l’intérieur. Selon les informations reçues, environ
la moitié des personnes tuées étaient des civils innocents. »
La
conclusion de Glucksmann tient en une phrase : « Il n’est pas
disproportionné, dit-il, de vouloir survivre ». Mais de qui
parle-t-il ? Des Gazaouis, privés de tout pendant de longs mois,
puis tirés comme des lapins sans aucun moyen de se défendre ni
de fuir, victimes de crimes de guerre odieux ? Non, bien
entendu, c’est d’Israël qu’il s’agit, Israël victime éternelle,
luttant pour survivre dans un environnement hostile, de plus en
plus hostile à vrai dire, au fur et à mesure que s’égraine la
sanglante litanie des crimes commis, dont le dernier en date,
perpétré à Gaza, repousse un peu plus loin encore les limites de
l’horreur en même temps qu’elle éloigne, peut-être à tout
jamais, l’espoir, pour Israël, de vivre un jour en paix. La
conclusion de Lévy, dans son bloc-notes du Point, n’est
pas moins intéressante que celle de Glucksmann. Le pire ennemi
des Palestiniens, dit-il, est le Hamas, dont les « dirigeants
extrémistes n’ont jamais voulu de la paix, jamais voulu d’un
Etat et n’ont jamais conçu d’autre état pour leur peuple que
celui d’instrument et d’otage ».
A notre
connaissance, le seul ennemi que se reconnaissent les
Palestiniens du monde entier, depuis soixante ans, est l’état
d’Israël, dont la politique coloniale raciste leur interdit,
jusqu’à ce jour, de vivre une vie décente et normale dans leur
propre état débarrassé de l’occupation sioniste. Quant au Hamas,
il est à l’heure actuelle, qu’on le veuille ou non, le seul
représentant crédible de la résistance palestinienne à cette
occupation et il est doté, comme tous les mouvements de
résistance dans le monde, de l’Algérie française à l’Irlande du
Nord britannique, en passant par les Kurdes de Turquie, d’une
branche politique et d’une branche militaire.
Il se
trouve, qui plus est, que la branche politique du Hamas fut
démocratiquement élue par les Palestiniens de Gaza et de
Cisjordanie, voici deux ans déjà, pour gouverner aux destinées
de leur embryon d’état, au terme d’un scrutin dont les nombreux
observateurs internationaux présents sur place avaient souligné
le bon déroulement et la transparence. Faisant fi des idéaux
démocratiques dont ils se réclament, Israël, les Etats-Unis et
l’Europe, refusant de se plier au verdict des urnes et
d’accepter le choix du peuple palestinien, décidèrent de
diaboliser et d’ostraciser le Hamas, et n’hésitèrent pas, pour
arriver à leurs fins, à soumettre toute la population de Gaza à
un terrible blocus dont les conséquences humanitaires et
économiques furent désastreuses. Allez demander à un
Palestinien, après ça, ce qu’il pense de notre modèle
démocratique et il vous rira au nez, qu’il soit ou non membre ou
partisan du Hamas
. Car il
n’est pas besoin, pour être dégoûté de cette « démocratie à deux
vitesses », d’être un « islamo-fasciste », pour reprendre le
qualificatif employé par l’odieux Taguieff, que je défie de
trouver ne serait-ce qu’un seul Palestinien qui soit un « ennemi
de la liberté ».
Il n’aura par contre aucun mal à trouver des Palestiniens qui,
pour n’avoir connu que l’occupation israélienne, ne savent tout
simplement pas ce qu’est la liberté : la population de moins de
soixante ans, née après la Nakba, représente, au bas mot, 90 %
de la population de Gaza et de Cisjordanie. Quant à la formule
de Lévy, nous ne pouvons nous empêcher de la lui retourner, et
plutôt deux fois qu’une : Israël n’est pas seulement le (pire)
ennemi des Palestiniens.
Il est
aussi le pire ennemi des juifs du monde entier, sa politique
criminelle et suicidaire constituant, pour l’antisémitisme, le
terreau le plus fertile qu’on puisse imaginer. Quant aux pires
ennemis d’Israël, ce ne sont pas les Palestiniens, ni mêmes les
Arabes ou les « islamo-fascistes », mais bel et bien tous ces
intellectuels et hommes politiques, juifs pour la plupart, qui,
de par le monde, continuent de soutenir et d’encourager, contre
vents et marées, la politique coloniale d’Israël, et dont les
Lévy, Glucksmann, Finkielkraut, Klarsfeld et autres Lanzmann
sont, en France, les plus illustres représentants.
Ce n’est
pas rendre service à Israël, en effet, que de le conforter dans
cette fuite en avant qui le mène droit à la catastrophe ; et ce
n’est pas non plus rendre service aux Juifs de France que de
favoriser l’amalgame entre juifs, israéliens et sionistes. On
comprend en effet qu’en entendant le grand rabbin Gilles
Bernheim ou les dirigeants du CRIF,
qui prétendent parler au nom des Juifs de France, déclarer leur
soutien inconditionnel à Israël et cautionner les crimes commis
par Tsahal, un jeune français pro-palestinien pourra facilement
se convaincre que l’ennemi n’est pas seulement Israël mais, au
bout du compte, « les Juifs ». Ceux-là même qui disent redouter
une « importation du conflit » ne font finalement que la
favoriser par leurs prises de position et de parole qui, outre
qu’elles sont le plus souvent exemptes de toute compassion pour
les victimes de Gaza, sont totalement irresponsables, comme le
sont les choix « politiques » d’Israël, aveuglé par le culte de
la force et l’illusion de puissance que lui donne le soutien
politique et militaire des Etats-Unis.
L’aveuglement de ces criminels en puissance n’a d’égal que
celui de la classe politique israélienne, tous partis confondus,
à l’exception notable, toutefois, des partis arabes qui ont
récemment été interdits de participer aux élections législatives
toutes proches. Quelle belle démocratie, on ne le répètera
jamais assez. La seule, en tout cas, où l’on puisse, sans
difficulté et sous des prétextes fallacieux, exclure d’un
scrutin national les représentants naturels d’un cinquième de la
population.
Lévy est
allé, lui, à la rencontre de ces Palestiniens d’Israël, à Baka
El-Garbil, près de Oum al-Fahm, « l’une de ces villes d’Arabes
israéliens qui ont choisi, en 1948, de rester chez eux »…
J’ai souligné le verbe, car il est évident que Lévy, qui a plus
d’un tour dans son sac, l’a choisi à dessein pour laisser
entendre que les huit-cent mille autres qui se sont réfugiés en
Cisjordanie, à Gaza et dans les pays voisins l’ont fait de leur
plein gré. Il a sûrement lu les travaux des « nouveaux
historiens » israéliens, qui ont permis d’établir la vérité sur
le nettoyage ethnique de 1948 et de démonter certains des mythes
fondateurs d’Israël, mais il préfère les ignorer. Toujours
est-il qu’il a assisté à une manifestation de soutien aux
Palestiniens de Gaza et observé, en tête du cortège, « des
jeunes en cagoule qui hurlent, au coeur d’Israël donc, des
appels à l’Intifada, au Djihad, au martyre ». Il leur
demande : « Cet Israël que vous vomissez n’est-il pas votre
Israël ? N’est-ce pas l’Etat dont vous êtes les citoyens, au
même titre et avec les mêmes droits que ses autres citoyens ? »
On lui
répond « qu’Israël est un Etat raciste » qui traite ses citoyens
arabes comme des « sous-hommes ». Loin de s’indigner de cette
« démocratie à deux vitesses », Lévy préfère rester positif et y
voir une preuve de bonne de santé d’Israël : « Belle solidité,
dit-il, d’une démocratie qui s’accommode, en temps de guerre,
d’un citoyen sur cinq au bord de la sécession politique ». En
l’absence des partis arabes récemment interdits, on ne voit pas
ce qui pourrait inciter les Palestiniens d’Israël à se sentir
concernés par les élections à venir. Doivent-ils voter pour
Livni, pour Barak ou pour Netanyahou ? Les deux premiers
viennent de massacrer leurs frères de Gaza et le troisième, qui
avait déjà contribué à enterrer définitivement les accords
d’Oslo alors qu’il était premier ministre, entre 1996 et 1999,
leur promet un avenir pire encore…
Michel
Warchawski, à qui l’on demandait récemment ce qu’il pensait des
réflexions de nos deux philosophes sur Gaza, eut la réponse
suivante, que je ne peux m’empêcher de reproduire intégralement :
« Des personnages comme Glucksman et BHL, dit-il, ne m’ont
jamais inspiré. Elles reflètent un phénomène très français : les
producteurs médiatisés. Je dis producteurs, et non
"intellectuels", car s’ils produisent abondamment de mots, ils
n’ont pas créé une seule idée nouvelle ou originale, tout au
plus copié avec dix ans de retard les idéologues
néo-conservateurs américains.
De plus
un intellectuel digne de ce nom
- et il fut un
temps ou il y en avait de grands en France
- est toujours un
dissident et un combattant, pas un idéologue de l’ordre en
place. Médiatisés, car ce n’est pas dans le monde intellectuel
ou universitaire qu’ils brillent mais dans les paillettes des
talk-shows. Qui a entendu parler de BHL dans une université
américaine ou asiatique ? Ces chiens de garde de l’ordre n’ont
jamais créé une seule idée intéressante et originale. Face au
carnage actuel, il ne font qu’aboyer avec les loups et chanter
les partitions des fanfares militaires, avec même moins de
talents que les Oz et Yehoshua qui, chez nous, sont leurs
modèles ».
Tandis
que les Gazaouis comptent leurs morts, Glucksmann et Lévy,
confortablement retranchés dans leur loft parisien, sinon dans
leur riyad de Marrakech, observent, à travers la petite lucarne
empoussiérée qui leur tient lieu de fenêtre sur le monde, la
voûte céleste, piquée d’étoiles de David, méditant peut-être,
tant qu’il en est encore temps (et c’est bien là tout le mal
qu’on leur souhaite), sur le tragique destin de Goliath…
Disproportionné, certes, mais pas désespéré. Car il est des
causes justes contre lesquelles toutes les armées du monde ne
pourront jamais rien, et celle des Palestiniens en fait partie.
Voir par exemple « Le
sens de la bataille de Gaza. Antisionisme radical et
nouvelle judéophobie », entretien d’Aleksandra
Rybinska avec Pierre-André Taguieff, dans le
quotidien polonais Rzeczpospolita (La
République) du 17-18 janvier 2009.
« L’armée israélienne n’a aucune pitié pour les enfants des
écoles maternelles de Gaza », article publié dans l’édition
du 15 janvier 2009 du quotidien israélien Haaretz
(trad. D. Hachilif).
Citons pour exemple Haim Musicant, directeur général du
CRIF, qui, interrogé par France-Culture et d’autres médias,
répétait : « Le CRIF se tient aux cotés du gouvernement
israélien et de son armée, dont le premier devoir est
d’assurer la sécurité de ses citoyens. Nous sommes
solidaires du peuple d’Israël en butte aux agressions du
Hamas. »
Bruno Paoli, chercheur à l’Institut
français du Proche-orient (Ifpo) à Damas (Syrie)
Publié le 11 février 2009 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
|