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Arabs48
Pâques
et Noël à l’ombre de « Christmas »
Azmi
Bishara
11 avril 2007
http://arabs48.com/print.x?cid=7&id=44477
Voici que de nouvelles festivités de Pâques
viennent de prendre congé de Jérusalem ; et voici que les
couleurs carnavalesques des Cendres et du Samedi Saint ont rendu
leur dernier soupir.
Depuis quelques années, les fêtes
religieuses luttent pour leur survie et leur profondeur populaire,
tandis que la ville assiste à une disparition progressive du
carnaval religieux populaire, avec ce qu’il lui apportait en
fait d’éclat et de diversité, avec aussi sa profondeur
sentimentale, en comparaison des carnavals industrialisés de la
société de consommation.
On peine à imaginer une fête populaire où
les hymnes et les cantiques se mélangent aux poésies populaires
et aux coutumes orientales arabes palestiniennes chrétiennes
locales, comme cette fête des Rameaux pour laquelle Jérusalem
accueillit avec des palmes la venue d’un roi juché sur un âne.
Ou ce Samedi Saint, ce Samedi de la Lumière, quand les gens massés
sur la Place de la Résurrection allument mutuellement leur cierge
à celui du voisin, dans une exaltation collective redoublant
tandis que le Patriarche émerge du tombeau de Notre Seigneur Jésus
Christ, en portant son cierge (‘miraculeusement’) allumé.
Dans une impatience plus intense que celle de
qui, déchaussé, piétinerait des braises, des délégations des
villes et des villages alentour l’attendent – elles attendent
cette flamme, qu’elles ramèneront à leurs églises respectives
pour y allumer leurs cierges en préparation de cette « offensive »
[ar. al-hajméh] destinée à accueillir dignement la nouvelle de
la Résurrection, après minuit, dans la nuit du Samedi au
Dimanche. L’attendent, aussi, avec des larmes abondantes ou des
pleurs retenus, de vieilles dames grecques, qui viennent ici en pèlerinage
depuis des siècles, jusqu’à aujourd’hui ; de plus, ce
lieu fait partie du paysage de Jérusalem.
La fête de la Nativité est belle, elle
aussi, en particulier quand elle comporte l’arbre de Noël, les
décorations, les récits des Rois Mages et des bergers, que
l’on relate en répons. Mais, par essence, tous les prophètes
sont nés, et l’idée de célébrer leur naissance a été
inspirée aux populations, même là où cela n’existait pas,
jadis. Quant à la crucifixion, dont la signification de la Résurrection
indique qu’elle leur a été suggérée, tant en ce qui concerne
sa dénomination que sa finalité, c’est une spécificité chrétienne.
C’est peut-être là une explication acceptable, du point de vue
chrétien, du passage : « … et ils ne Le tuèrent
point, ni ils ne Le crucifièrent ; car cela leur fut
seulement suggéré » [du Coran, ndt].
C’est l’idée du Pardon, non seulement de
par la phrase : « Pardonne-leur, Seigneur, car ils ne
comprennent pas ce qu’ils font », prononcée par Jésus
sur la Croix, mais en rachat des péchés des hommes en tant qu’êtres
humains, c’est-à-dire en tant qu’humanité ; et c’est
également l’idée de l’intercession divine, qui permet el
passage entre ce « bas-monde » et « ce monde de
l’au-delà » ; entre le monde matériel et le monde
de la sainteté absolue. Le logos s’incarne tout d’abord dans
la Bonne Nouvelle, puis dans la Nativité dans une misérable
mangeoire, à Bethléem, puis il s’élève vers sa divinité, à
nouveau, à Jérusalem ; telle est l’idée-force du
christianisme et du salut par l’endurance sous le joug du péché
et des peines causées par la main de l’homme.
Par la Crucifixion et la Résurrection, on
suppose qu’Il a ouvert la possibilité du Salut à tous les
hommes, qu’ils aient su – ou non – ce qu’ils faisaient. Ce
qui était visé, c’est le fait que le Christ leur ait accordé
le sacrifice et le libre-arbitre en tant qu’individus et non
plus en tant que membres d’une tribu ni en tant que peuples,
pour qu’ils soient en mesure de choisir la voie du Salut
devenue possible, de par ce sacrifice même, par simple décision
et choix.
Les rites de la Cène, puis de la Crucifixion
et de la Résurrection, se sont substitués à la Pâque biblique
antique et tribale, laquelle maudissait autour de sa table festive
les aliènes, les autres, ne leur pardonnant rien. A cette pâque
(juive), il a été substitué une Pâque où le corps du Christ
(l’idée, le logos incarné) est offert en lieu et place du pain ;
et celui-ci convie à sa Cène tous les Hommes, en particulier les
pauvres et les nécessiteux parmi eux. Le Messie a trouvé le
temps (jusque sur la Croix) pour pardonner et pour inviter un
voleur, crucifié à côté de lui, à venir s’asseoir en sa présence
lorsqu’il serait assis à la droite du Père, car il avait
accepté la mission du Salut.
Il n’a pas été difficile, pour une société
locale, tant paysanne que citadine, d’adopter ces conquêtes
humanistes générales après qu’elles se furent implantées
chez elles dans le cadre de ses traditions et de ses usages
locaux.
Pâques coïncidant avec le printemps, il
s’est toujours agi d’une fête rayonnante, joyeuse, bariolée,
passant du jeûne à la tristesse, puis à la réjouissance. En
Orient arabe, et en particulier en Palestine, dont je parle ici,
les enfants musulmans et chrétiens ont, de tout temps, participé
à des concours où l’on entrechoque mutuellement des œufs
colorés, afin de savoir qui brisera la coquille de celui de
l’autre, dans des joutes interminables ; les voisins
appartenant à diverses communautés religieuses échangent entre
eux des plateaux garnis de gâteaux de fête, et la même chose se
reproduit lors de la fête musulmane du Sacrifice [‘îd-al-‘adhâ’).
Mais on ne peut pas dire que cela fasse partie des symboles des fêtes
spécifiquement chrétiennes : en effet, ces gâteaux de fête
sont communs aux musulmans et aux chrétiens de ce pays, et les
enfants ont donc l’occasion d’y goûter à plusieurs reprises
dans l’année…
Noël se produit, quant à lui, en hiver.
L’hiver était la saison la plus dure, pour les pauvres. La fête
de Noël ne connaissait ni chauffage, ni musique, ni abondance de
cadeaux et de consommation, comme de nos jours. Les décorations,
sur le sapin de Noël, étaient rares, car très chères. En
ville, la célébration de Noël était plus populeuse que dans
les villages, et elle avait ses traditions propres. Mais, en dépit
de sa beauté, Noël était considéré seulement comme « la
petite fête » [ar. al-‘îd aç-çaghîr].
L’occupation n’a pas eu pour seul effet
d’assiéger Jérusalem : elle l’a vidée de l’intérieur.
Jérusalem a perdu progressivement ses couleurs, avec l’étiolement
de sa structure sociale et l’appauvrissement de sa diversité ;
de plus, l’occupation a réprimé la fête des Rameaux et celle
du Samedi de la Lumière, de par sa répression dirigée contre
l’espace public et contre tout rassemblement populaire spontané.
En effet, plus personne ne ressent plus le désir de marquer la fête
des Rameaux, ni celle du Samedi des Lumières, étant donné
qu’il est désormais impossible que vos propres enfants viennent
assister à ce carnaval palestinien qu’entouraient des pèlerins
âgés venus de Chypre et de Grèce, ou encore d’Italie, sans
qu’ils soient confrontés au spectacle pitoyable de garde-frontière
israéliens s’amusant à humilier des jeunes venus célébrer
ces fêtes.
De plus, les barrages, puis le mur, sont
venus tout interrompre et tout défigurer. Progressivement, le
niveau du défi et de la résistance, et, parallèlement, le
nombre des garde-frontière israéliens ont augmenté, à
l’occasion de ces festivités, au détriment de la liesse
populaire traditionnelle et de la presse qui caractérisait ces
manifestations de ferveur populaire.
Le nombre des participants a lui aussi diminué,
du fait de l’émigration des habitants de Jérusalem, et du fait
du mur, qui les empêche de se réunir.
La Via Dolorosa est une ruelle de la Vieille Ville de Jérusalem
que parcourent les fidèles et les pèlerins, dont certains
portent de grandes croix en bois, le jour du Vendredi Saint [le
« Vendredi triste », en arabe : al-jumu’a(t)u-l-hazînah],
leur pèlerinage ayant pour terme le Golgotha ; mais la Via
du Bousillage de Jérusalem, en particulier de ses monuments
islamiques et chrétiens qui en composent l’arabité et la
palestinité, notre Via Dolorosa à nous, qui sommes les témoins
de cette profanation, n’a quant à elle pas de terme.
Il n’est nullement étonnant que Pâques,
dans la chrétienté orientale, tant orthodoxe que catholique,
soit dénommée, à l’instar de la Fête du Sacrifice des
musulmans, « la Grande Fête » : al-‘îdu-l-kabîr.
C’est en effet la plus grande fête chrétienne : au jeûne
succède le deuil du Vendredi Saint, puis la journée de fête,
qui chasse les démons au cours de l’ « Offensive »
[al-hajméh], afin que le Christ Roi entre auprès du Seigneur, au
jour de la Résurrection.
Cette fête religieuse chrétienne, avec ses
pâtisseries spécifiques et ses œufs durs colorés, s’est
confondue avec les fêtes de la fertilité et du printemps, en
Orient arabe, en Europe et en Amérique latine : elle est
devenue une fête populaire, que chaque communauté célèbre, en
vertu de ses traditions nationales et locales, dans une diversité
embrassant de l’Amérique latine à la Palestine. Aucun peuple
ne fête Pâques de la même manière que les autres. Pâques est
une fête variée, différente, particulière. C’est la fête du
printemps et de l’accueil particulier réservé à cette saison
par chaque région du monde. C’est la fête du Salut, et chaque
peuple a de ce Salut sa vision particulière. C’est aussi la fête
du pardon, une fête au cours de laquelle les peuples se
purifiaient de leurs péchés, dans les religions antiques.
C’est le passage de la vie à la mort, puis de la mort à la
vie, et ses rites varient considérablement d’une région à
l’autre. De là, sans doute, découle le plaisir que Pâques
procure, son authenticité et l’amour que lui portent petits et
grands.
Cela ne fait que quelques décennies que Noël
est devenu la fête du Père Noël, « Christmas »,
avec les cadeaux et cette joie des enfants, devant laquelle aucun
adulte doté d’une sensibilité et d’un esprit ne saurait
rester indifférent, avec sa consommation et ses achats qui se
poursuivent durant un bon mois, et parfois plus. Les enfants préfèrent
donc, aujourd’hui, cette fête à celle de Pâques, qui les
laisse désormais presqu’indifférents. D’où nous vient cette
nouvelle tradition consistant à marginaliser la fête de Pâques ?
Mais… d’Amérique, of course !
C’est en effet là-bas que s’est déroulée une opération
consistant à minorer Pâques, et, de notre point de vue, la même
chose s’est produite en ce qui concerne Noël, au profit de
« Christmas ». Le protestantisme américain s’est
comporté comme si la spécificité du christianisme – la
Crucifixion – eût fait problème. Et, en raison du renoncement
à la mise en exergue de la spécificité chrétienne des périodes
festives de Noël et de Pâques, qui a déteint également sur la
fête juive de Hanouka, il set devenu politiquement correct que
les gens s’échangent, comme vœux : « Bonnes Fêtes ! »,
et non plus « Joyeux Noël ! » (proscrit, car par
trop connoté « chrétien », ndt).
Noël / Christmas est devenu un carnaval
consumériste interminable, dont bénéficient des secteurs
industriels au complet, depuis l’Amérique jusqu’en Chine. Mis
à part le gaspillage de la surconsommation, largement répand, et
l’affadissement de la joie des enfants recevant leurs cadeaux,
les gens ont assurément oublié la signification des symboles
qu’ils achètent à l’occasion de cette fête, et même
qu’il existe un lien entre cette fête, les symboles qu’ils
acquièrent et les autres traditions locales.
« Christmas » a certes un éclat
indéniable. Mais c’est désormais un rituel mondialisé. Tous
les peuples se comportent de la même manière, à l’occasion de
Noël, partout. Chaque année, on ne fait qu’ajouter de nouveaux
biens de consommation. Rien ne distingue plus Noël de ses équivalents
dans d’autres pays, alors que la fête de la Nativité différait
déjà, par exemple, entre la Galilée (où on l’appelait al-Mîlâdî)
et la côte syrienne (où on l’appelait al-Mîlâdiyyéh) !
Ces fêtes locales ont cédé la place au Christmas mondialisé,
à l’occasion duquel tout le monde se comporte, partout, de la même
manière. Ennuyeux et sclérosant, non ; vous ne trouvez pas ?
Bien sûr, le lecteur peut répondre par la négative
à cette question, et c’est heureux. Quant au scripteur, il
acquiesce. C’est devenu stéréotypé, généralisé, et c’est
en passe de devenir totalement abstrait.
Votre serviteur fait l’hypothèse que
certains de ses lecteurs éprouvent de la nostalgie pour le Noël
et la fête de Pâques marginalisés, ou encore qu’ils sont désireux
de susciter une certaine mélancolie chez ceux qui n’éprouvent
pas ce même spleen.
Christmas, ce Noël occidental, est le fruit
d’un processus de globalisation, de mondialisation, qui ne
saurait être qualifié autrement, dans le domaine du consumérisme
culturel contemporain, que d’américanisation. Quant à Pâques,
cette fête religieuse est el résultat d’une interaction entre
le christianisme originel, avec sa signification humaniste
universelle la plus profonde, et les cultures populaires locales.
C’est la raison pour laquelle chaque rituel
de Pâques, avec ses hymnes et son rituel bien identifiés, est
accompagné de traditions, de festivités d’un éclat
particulier, qui est propre à chaque région.
Peut-on prendre parti pour Pâques et la fête
de la Nativité, contre « Christmas », comme cet
article semble le suggérer ?
Non, bien sûr ; nous n’avons
nullement l’intention d’ouvrir ici un nouveau domaine de
confrontation, entre ceux qui sont pour, et ceux qui sont contre
« Christmas » !
Il s’agit là d’un domaine dans lequel
les gens honorent en toute légitimité l’éclat et la
personnalité d’un peuple, sans chauvinisme aucun ; les
rites populaires accompagnant ces fêtes relèvent d’une piété
populaire aux antipodes du fondamentalisme. Cette piété
populaire génère une esthétique qui parle aux sens, car elle
est liée à la personnalité culturelle de ces populations,
exactement comme parlent aux sens les cantiques byzantins, les
hymnes soufis ou ces psalmodies du Coran à la mosquée voisine,
au matin de la fête ; elle parle aux sens, aussi, parce
qu’elle est intimement liée à la relation entre les hommes et
le lieu de leur enracinement.
Le fondamentalisme, tout comme les
institutions religieuses, est contraint à respecter ces festivités
et ces rites, et à s’y adapter, bien qu’ils ne soient ni
canoniques ni règlementaires, afin de ne pas s’aliéner la
foule des fidèles. Dans bien des cas, elles sont adoptes et intégrées
dans les rites canoniques en vigueur.
Tout ne doit pas être soumis aux lois du
marché. Il y a des forces économiques et sociales qui veulent
marginaliser la fête de Pâques, et les autres, au profit du
consumérisme mondialisé, sur le modèle américain.
Ainsi, dans le berceau de Pâques, à Jérusalem, et à Bethléem, où a
été crucifiée la belle fête de la Nativité, on détruit la célébration
de ces fêtes au moyen d’une immixtion extérieure qui a pour
nom occupation, et au moyen, aussi, d’une immixtion intérieure
qui absorbe les couleurs de la vie, les transformant en grisaille,
faisant perdre à la société palestinienne sa pluralité et sa
richesse culturelles.
Traduit de
l’arabe par Marcel Charbonnier
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