Opinion
Rendez les clés du
Mali au peuple malien !
Aminata
Traoré
Mardi 21 mai 2013
Le texte intégral de la dernière
révolte de Aminata Traoré : rendez-nous
notre pays !
« Toute société impérialiste voit dans
l’Autre la négation de l’idéal qu’elle
s’efforce, elle-même, d’atteindre. Elle
cherche à le domestiquer en l’attirant
dans le champ d’application de son idéal
et en l’y situant au degré le plus bas »
Wolfgang Sachs
QUE SOMMES-NOUS DEVENUS AU MALI ?
« A qui allons-nous rendre les clés ?
» est la question posée par Pierre
Lellouche, député UMP et Président du
groupe Sahel de la Commission des
Affaires Etrangères de l’Assemblée
Nationale française à propos du Mali.
C’était le 22 avril 2013, lors du débat
parlementaire qui a précédé le vote de
la prolongation de l’opération Serval.
Comme pour lui répondre, Hervé Morin,
ancien ministre (UMP) de la Défense dit
« Mais il n’y a personne à qui passer
la main ». Comme une lettre à la
poste, la prolongation demandée a été
adoptée à l’unanimité. S’agissant de
l’organisation de l’élection
présidentielle en juillet 2013. La
France officielle est non seulement
unanime mais intransigeante
Je serai « intraitable » a prévenu le
Président François Hollande. Ce mot est
dans toutes les têtes ici et nous a
blessés. Le ministre de la Défense Jean
Yves Le Drian estime à ce sujet qu’ « il
faut dire les choses fortement » (RFI).
Les Maliens qui ont accueilli le
Président François Hollande en
libérateur s’imaginaient que l’Opération
Serval débarrasserait rapidement leur
pays de Al Qaeda au Maghreb Islamique
(AQMI) et ses affiliés d’Ansar Dine et
du MUJAO et que la vie reviendrait comme
avant. L’intervention militaire a
incontestablement réduit la capacité de
nuisance des djihadistes en en tuant
quelques centaines et en détruisant
d’énormes stocks d’armes et de
carburant. Mais les villes de Gao et
Tombouctou sont libérées sans l’être
totalement puisque des groupes que le
discours officiel qualifie de «
résiduels » opèrent dans ces localités
et y commettent des attentats. Fait plus
préoccupant, Kidal est entre les mains
du Mouvement National de Libération de
l’Azawad (MNLA) qui interdit à l’armée
malienne d’y accéder.
De peur de s’enliser, la France revoit
ses effectifs à la baisse sans pour
autant se retirer. Sa coopération avec
la Communauté Economique des Etats de
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) dans la
mobilisation des troupes africaines de
la Mission Internationale de Soutien au
Mali (MISMA) étant loin d’être
satisfaisante. La Mission
multidimensionnelle intégrée des Nations
unies au Mali (MINUSMA) entrera en
action en juillet.
La France ne s’enlisera pas. Mais dans
quelle aventure a-t-elle embarqué notre
pays alors qu’il ne s’y était pas
préparé ? Et quel Mali laisserons-nous
aux générations futures ? Celui où le
départ du dernier soldat français a été
l’un des temps forts de sa
décolonisation et qui aujourd’hui perd
ce qui lui restait de souveraineté ?
Confiant dans son rôle de libérateur, le
Président Hollande nous a promis lors de
son passage à Bamako une nouvelle
indépendance, « non pas contre le
colonialisme, mais contre le terrorisme
». Comme s’il appartenait à la France de
nous sauver d’un péril auquel elle n’est
pas étrangère si l’on remonte à son
intervention en Libye.
L’Homme malien est-il suffisamment entré
dans l’histoire ? Est-il sujet de son
propre devenir de manière à jouir de son
droit de dire « non » aux choix et aux
décisions qui engagent son destin ?
La militarisation comme réponse à
l’échec du modèle néolibéral dans mon
pays est le choix que je conteste.
Interdite de séjour dans les pays de
l’espace Schengen, je regarde avec
admiration et respect, la mobilisation
et la détermination des peuples d’Europe
à lutter contre le même système qui en
toute quiétude nous broie, ici en
Afrique.
L’EFFONDREMENT DU CAPITALISME MALIEN «
GAGNANT »
Le Mali ne souffre pas d’une crise
humanitaire et sécuritaire au nord du
fait de la rébellion et de l’islam
radical et d’une crise politique et
institutionnelle au sud en raison du
coup d’Etat du 22 mars 2012. Cette
approche réductrice est la première et
véritable entrave à la paix et la
reconstruction nationale. Nous avons
assisté surtout à l’effondrement d’un
capitalisme malien prétendument gagnant
au coût social et humain fort élevé.
Ajustement structurel, chômage
endémique, pauvreté et extrême pauvreté,
sont notre lot depuis les années 80. La
France et les autres pays européens ont
juste une trentaine d’années de retard
sur le Mali, et ses frères d’infortune
d’Afrique, soumis depuis plus de trois
décennies à la médecine de cheval du
Fond Monétaire International (FMI) et de
la Banque mondiale.
Selon le CNUCED (rapport 2001),
l’Afrique est le continent où la mise en
œuvre des PAS a été la plus massive, la
plus poussée et la plus destructrice le
long des décennies 80 et 90 au cours
desquelles les institutions
internationales de financement ne se
sont préoccupées que de la correction
des déséquilibres macro-économiques et
des distorsions du marché en exigeant
des Etats des documents de stratégie de
réduction de la pauvreté (DSRP).
Le credo de Margaret Thatcher « There
Is No Alternative » (TINA) marche à
merveille sous nos cieux. Il revient à
dire au plan économique « libéralisez
vos économies à tout prix », au plan
politique « Démocratisez selon nos
normes et nos critères » et dans le cas
du Mali « votez en juillet ». A cet
agenda, suffisamment périlleux,
s’ajoute, à présent, le volet militaire
« sécurisez vos pays selon nos méthodes
et conformément à nos intérêts ».
Sacrifié sur l’autel du commerce dit
libre et concurrentiel, mais
parfaitement déloyal comme l’illustrent
les filières cotonnière et aurifère, et
sur celui de la démocratie formelle, le
Mali est en train de l’être, également,
dans le cadre de la lutte contre le
terrorisme.
La rébellion du Mouvement Nationale de
libération de l’Azawad (MNLA), le coup
d’Etat, et le recrutement des jeunes
chômeurs et affamés au nord comme au sud
du pays par AQMI, Ansar Dine et MUJAO
s’inscrivent dans un environnement
national explosif. Il a été marqué en
fin 2011 et début 2012 par des marches
de protestations contre la vie chère, le
chômage, la précarité, le référendum
constitutionnel, la question foncière,
la corruption et l’impunité.
Mis à part la petite minorité des
nouveaux riches, c’est le peuple malien
qui est le grand perdant de l’ouverture
de l’économie nationale aux forceps. Il
est diverti par le discours mensonger et
soporifique sur l’exemplarité de notre
démocratie et de nos performances
économiques qui étaient semble-t-il les
meilleures de l’UEMOA. Les voix
discordantes sont ostracisées.
DENI DE DEMOCRATIE
Démocratique à l’intérieur de ses
frontières, lorsqu’on considère la
teneur et la vivacité du débat dans
l’hémicycle et dans la rue sur le
mariage pour tous, par exemple, elle se
montre intraitable dans ses relations
avec le Mali. Ne pas voir le moindre mal
dans son retour en force. Ne rien savoir
de ses desseins ou faire semblant de ne
pas savoir. Chanter et danser à sa
gloire si l’on veut être dans ses bonnes
grâces, exister politiquement et
circuler librement en Europe. S’y
refuser, reviendrait à ne pas être avec
elle, donc contre elle. On se croirait
au lendemain des attentats du World
Trade Center aux Etats-Unis d’Amérique
en 2001, au moment où le Président
américain Georges W Bush déclarait : «
Ou bien on est avec nous, ou bien on est
avec les terroristes ». Dans mon cas ce
sont les idées de gauche sur les ravages
de la mondialisation néolibérale en
Afrique qui sont devenues subversives.
Elles m’avaient pourtant valu d’être
l’invitée du Parti Socialiste à son
université de la Rochelle en 2010.
Pour brouiller le sens de mon discours
et de mon combat j’ai été qualifiée
d’abord de pro-putschiste et
d’anti-CEDEAO, avant l’étape actuelle de
mon assignation à résidence. Je suis
redevable à Karamoko Bamba du mouvement
N’KO de cette pensée africaine selon
laquelle « celui qui a le fusil ne
s’en sert pas pour prendre le pouvoir.
Et celui qui détient le pouvoir l’exerce
dans l’intérêt du peuple et sous son
contrôle ».
Pourquoi devais-je faire porter
l’entière responsabilité de
l’effondrement de l’Etat aux
laissés-pour-compte d’une armée
gangrenée, comme les autres institutions
de la République, par la corruption, le
népotisme et l’impunité ?
Il ne peut être reproché aux militaires
de ne pas savoir défendre un pays dont
les élites politiques et économiques,
non seulement acceptent de l’ouvrir au
marché dans les pires conditions mais en
profitent pour s’enrichir. Le naufrage
est d’abord le leur pour avoir
revendiqué un modèle économique qui rime
avec le désengagement et le délitement
de l’Etat, la ruine des paysans, la
clochardisation des troupes et le
chômage endémique. S’ils n’avaient pas
les moyens d’appréhender les ravages du
système dans les années 80, nos
dirigeants politiques ne peuvent plus
l’ignorer au regard de l’impasse dans
laquelle ce système a conduit la Grèce,
l’Espagne, le Portugal, Chypre et… la
France, leur mode de référence.
DE L’OSTRACISATION A LA CRIMINALISATION
C’est le 12 avril au moment de me rendre
à Berlin à l’invitation de la gauche
allemande (Die Linke) et à Paris à celle
du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA)
que j’ai appris que j’étais devenue
persona non grata en Europe à la
demande de la France. Il en est de même
pour Oumar Mariko, le Secrétaire général
du parti SADI (Solidarité Africaine
pour la Démocratie et l’Indépendance).
L’ambassade d’Allemagne m’a donné un
visa qui m’a permis de me rendre à
Berlin en passant par Istanbul (Turquie)
au lieu d’Amsterdam (Pays-Bas) comme
initialement prévu. Quant à l’étape de
Paris, elle a tout simplement été
annulée.
J’ai pris connaissance de mon statut de
persona non grata par le message
suivant qui m’a été adressé par la
Fondation Rosa Luxembourg
« L’ambassade d’Allemagne à Bamako nous
a informé ce matin que la condition
indispensable pour votre visa pour
l’Allemagne est que vous ne voyagez pas
via un pays de Schengen. C’est pourquoi
nous avons acheté un nouveau ticket (des
vols via Istanbul/Turquie) que vous
trouvez ci-joint. Je suis désolé que de
ce fait vous n’avez pas la chance de
rester trois jours à Paris. Mais
l’ambassade d’Allemagne nous a informé
que la France a empêché qu’on vous donne
un visa pour tous les pays Schengen. On
va venir vous chercher à l’aéroport à
Berlin lundi. »
L’Association « Afrique Avenir » en
co-organisatrice de l’une des
conférences à Berlin a protesté et ses
principaux partenaires ont réagi à leur
tour. Je remercie tous ceux qui m’ont
témoigné leur solidarité et rappelle ici
le sens de mon combat, pour ceux qui
considèrent que la France a le droit de
porter atteinte à ma liberté de
circulation en raison de mon désaccord
avec Paris lorsqu’il ne pratique que la
politique de ses intérêts.
Qui peut me reprocher ce que les auteurs
du rapport d’information du Sénat
français disent si clairement en ces
termes « La France ne peut se
désintéresser de l’Afrique qui est,
depuis des décennies, sa profondeur
stratégique, qui sera demain, plus
peuplée que l’Inde et la Chine (en 2050,
l’Afrique aura 1,8 milliards d’habitants
contre 250 millions en 1950), qui recèle
la plupart des ressources naturelles,
désormais raréfiées et qui connaît un
décollage économique, certes, inégal,
mais sans précédent, qui n’est plus,
seulement, porté par l’envolée du cours
des matières premières, mais aussi, par
l’émergence d’une véritable classe
moyenne ».
Si le constat sur les enjeux
démographiques et économiques est fondé,
le « décollage économique »
auquel ce rapport fait allusion est
incertain, source de conflits parce
qu’inégalitaire, ne profitant d’abord
qu’aux entreprises étrangères et à une
partie de l’élite politique et
économique.
Les enjeux de l’intervention militaire
en cours sont : économiques (l’uranium,
donc le nucléaire et l’indépendance
énergétique), sécuritaire (les menaces
d’attentats terroristes contre les
intérêts des multinationales notamment
AREVA, les prises d’otages, le grand
banditisme, notamment le narcotrafic et
les ventes d’armes), géopolitique
(notamment la concurrence chinoise) et
migratoires.
Quelle paix, quelle réconciliation et
quelle reconstruction peut-on espérer
lorsque ces enjeux sont soigneusement
cachés au peuple ?
L’INSTRUMENTALISATION DES FEMMES
L’interdiction de l’espace Schengen ne
me vise pas en tant que femme mais elle
démontre que celles qui refusent d’être
instrumentalisées dans la défense des
intérêts dominants peuvent être
combattues. J’en fais la douloureuse
expérience au niveau national depuis
longtemps déjà, mais ne m’attendais à
être ostracisée de la part du pays des
droits de l’homme, précisément, au
moment où mon pays est en guerre. Il
viole ainsi la résolution 1325, relative
à la participation des femmes à la prise
de décision à tous les niveaux, à la
prévention ou à la résolution des
conflits ainsi qu’à la reconstruction.
Dois-je rappeler que le 8 mars 2013,
Journée Internationale des Femmes, le
Président François Hollande répondait à
son prédécesseur, Nicolas Sarkozy qui
s’interrogeait sur la présence de
l’armée française au Mali, qu’elle y est
allée « parce qu’il y avait des
femmes victimes de l’oppression et de la
barbarie ! Des femmes à qui l’on
imposait de porter le voile ! Des femmes
qui n’osaient plus sortir de chez elles.
Des femmes qui étaient battues ! ».
A propos de voile, je suis l’une des
rescapées maliennes et sahéliennes de
l’analphabétisme qui tente de déchirer
celui, pernicieux, de l’illettrisme
économique qui maintient les Africains
dans l’ignorance la plus totale des
politiques néolibérales et fait d’eux du
bétail électoral. Le Président Hollande
se montrerait-il si intraitable quant à
la date de l’élection présidentielle au
Mali s’il avait devant lui un électorat
malien qui place la souveraineté
économique, monétaire, politique et
militaire au cœur du débat politique ?
A propos des femmes qui ‘’ n’osaient
plus sortir de chez elles’’, je sortais
jusqu’ici librement de mon pays et
parcourais tout aussi librement l’Europe
et le monde. Quelle que soit l’issue de
la situation que je traverse en ce
moment, elle ne peut qu’être dissuasive
pour les autres Maliennes et Africaines
qui ont envie de comprendre le monde
global et de lutter pour ne pas le subir
mais en être des citoyennes averties et
actives.
AIDE AU DEVELOPPEMENT OU A LA
MILITARISATION
Au djihadisme armé il faut, semble-t-il,
une solution armée. La voie est ainsi
ouverte dans un pays comme le nôtre aux
achats d’armement au lieu d’analyser et
de soigner le radicalisme religieux qui
prospère là où l’Etat, ajusté et
privatisé, est nécessairement carencé ou
tout simplement absent.
Faire l’âne pour avoir du foin, est le
comportement qui prévaut dans ce
contexte de pauvreté généralisée tant au
niveau des Etats que de certaines
organisations non étatiques. Et la
guerre -comble de l’horreur- est aussi
une occasion d’injecter de l’argent
frais dans notre économie exsangue.
Déçue par les hésitations et les
lenteurs de l’Europe dont la solidarité
s’est traduite jusqu’ici par la
formation de l’armée malienne et de
certains soutiens bilatéraux, la France
invite au partage de l’effort financier
entre Européens dans la défense de leurs
intérêts stratégiques en Afrique de
l’Ouest. D’autres bailleurs de fonds y
seront associés.
Le 15 mai 2013 à Bruxelles, les
bailleurs de fonds examineront le plan
d’actions prioritaires d’urgence (pour
2013 et 2014). Les ressources qui seront
mobilisées (ou annoncées)
profiteront-elles au peuple malien, qui
ne sait plus où donner de la tête ou
irrigueront-elles les mêmes circuits
économiques selon les mêmes pratiques
qui ont aggravé la pauvreté et les
inégalités.
Dans le cadre de la reprise de la
Coopération, le ministre français
délégué auprès du ministre des Affaires
étrangères, chargé du Développement
annonce 240 millions d’euros destinés à
financer l’agriculture, les services de
bases dont l’eau et l’électricité dans
les régions du nord, le retour des
populations.
C’est le lieu de rappeler que Tripoli la
capitale Libyenne a abrité, les 29 et 30
novembre 2010, le Troisième Sommet
Afrique-UE où le Guide libyen, Mouammar
Kadhafi, a accueilli, en grande pompe,
les dirigeants de 80 pays africains et
européens.
La création d’emplois, les
investissements et la croissance
économique, la paix, la stabilité, les
migrations et le changement climatique
étaient à l’ordre du jour de ce sommet.
Les participants s’étaient mis d’accord
sur un « plan d’action » pour un
Partenariat Afrique-UE de 2011 à 2013.
L’UE a, à cette occasion, réaffirmé son
engagement à consacrer 07% de son PNB à
l’aide publique et au développement
d’ici 2015 et d’affecter 50 milliards
d’euros aux objectifs généraux du
partenariat envisagé entre 2011 et 2013.
Nous sommes en 2013 et fort loin des
objectifs de développement du Millénaire
et des voies et moyens de les atteindre
en 2020. Car le ver dans le fruit.
La paix, la réconciliation et la
reconstruction du Mali, n’ont aucune
chance d’aboutir si elles doivent
reposer sur des arrangements politiciens
en vue d’engranger l’ « aide extérieure
».
L’Etat, ou ce qui en reste ainsi que les
rebelles se battent et négocient dans le
cadre du même paradigme qui a aggravé le
chômage, la pauvreté et les tensions.
Les différends se règlent en termes
d’investissement, dans les
infrastructures, le lieu par excellence
de l’enrichissement rapide et de la
corruption. La liste des travaux
d’infrastructures mal exécutés ou non
réalisés est longue. Elle explique en
partie le mécontentement des populations
du septentrion qui souffrent pendant que
des maisons individuelles poussent au su
et au vu de tout le monde grâce aux
détournements de fonds et l’argent du
narcotrafic.
OSONS UNE AUTRE ECONOMIE
Rien ne sera plus comme avant. Ce qui
était difficile risque de l’être
davantage avec la militarisation qui
absorbera des ressources dont nous avons
cruellement besoin pour l’agriculture,
l’eau, la santé, le logement,
l’environnement et l’emploi.
Opération Serval, Mission Internationale
de Soutien au Mali (MISMA), Mission
Intégrée de Stabilisation
Multidimensionnelle des Nations-Unies,
la défense de notre pays et notre
sécurité, avant d’être militaire, est
d’abord un défi intellectuel, moral et
politique.
Je me suis reconnue dans les propos du
candidat François Hollande lorsqu’il
déclara qu’ « il est temps de choisir
une autre voie. Il est temps de choisir
une autre politique ». Ce temps est,
assurément, venu et pour la France et
pour ses anciennes colonies d’Afrique.
Il est celui des transitions
économiques, sociales, politiques,
écologiques et civilisationnelles qui
n’ont rien à voir avec la feuille de
route de la « communauté
internationale ». Elles renvoient à
un changement de paradigme.
Que les dirigeants africains qui ont
intériorisé le discours mensonger sur
l’inéluctabilité de cette guerre afin
d’en finir le péril djihadiste ne s’y
trompent pas : l’effet de contagion
qu’ils redoutent, tient moins à la
mobilité des djihadistes qu’à la
similitude des réalités économiques,
sociales et politiques induites par le
modèle néolibéral.
Si les chefs djihadistes viennent
d’ailleurs, la majorité des combattants
sont des jeunes maliens sans emplois,
sans interlocuteurs, sans perspectives
d’avenir. Les narcotrafiquants puisent,
eux-aussi, convoyeurs et revendeurs de
drogue parmi la même jeunesse
désemparée.
La misère morale et matérielle des
jeunes diplômés, des paysans, des
éleveurs et d’autres groupes vulnérables
constitue le véritable ferment des
révoltes et des rebellions qui, mal
interprétées, alimentent, de l’intérieur
bien des réseaux. La lutte contre le
terrorisme et le crime organisé, sans
effusion de sang, au Mali et en Afrique
de l’Ouest passe par l’analyse honnête
et rigoureuse du bilan des trois
dernières décennies de libéralisme
sauvage, de destruction du tissu
économique et social ainsi que des
écosystèmes. Rien n’empêche les
centaines de milliers de jeunes Maliens,
Nigériens, Tchadiens, Sénégalais,
Mauritaniens et autres, qui viennent
chaque année grossir le nombre des
demandeurs d’emploi et de visas, de
rejoindre le rang des djihadistes si les
Etats et leurs partenaires techniques et
financiers ne sont pas capables de
remettre le modèle néolibéral en
question.
L’INDISPENSABLE CONVERGENCE DES LUTTES
Je plaide pour un élan de solidarité qui
prenne le contre-pied de la
militarisation, nous restitue notre
dignité, préserve la vie et les
écosystèmes.
Tout irait dans le bon sens si les
15.000 soldats étaient des enseignants,
des médecins, des ingénieurs et si les
milliards d’euros, qui vont être
dépensés, étaient destinés à ceux et
celles qui ont le plus besoin. Nos
enfants n’auraient pas besoin d’aller se
faire tuer en soldats mal payés, en
narcotrafiquants ou en fous de Dieu.
Nous nous devons de nous atteler,
nous-mêmes à la tâche primordiale de la
transformation de notre moi profond,
ébranlé et de notre pays meurtri.
L’avantage considérable de l’approche
systémique est la détribalisation des
conflits au profit d’une conscience
politique qui réconcilie et rassemble
ceux que l’économie mondialisée broie.
Touareg, Peulh, Arabes, Bamanan,
Sonrhaï, Bellah, Sénoufos cesseraient de
s’en prendre les uns aux autres et se
battraient ensemble et autrement.
Cette approche altermondialiste nous
rend notre « dignité » dans un contexte
où nous avons tendance à culpabiliser et
à nous en remettre, poings et pieds
liés, à une « communauté internationale
» juge et partie.
Elle plaide pour la convergence des
luttes à l’intérieur des frontières
entre les différentes composantes de la
société éprouvées par la barbarie du
système capitaliste qui ne veulent ni se
résigner ni se soumettre. Elles doivent
explorer ensemble des alternatives à la
guerre.
Les Etats libéraux ayant privilégié la
guerre et investi dans les armes de
destruction des vies humaines, du lien
social et des écosystèmes, innovons à
travers la bataille des idées et
convoquons une conférence citoyenne au
sommet pour l’autre développement du
Mali, en vue de desserrer l’étau de la
mondialisation capitaliste. Il s’agit
d’instaurer le débat sur la relation
entre politiques néolibérales et chaque
aspect de la crise : chômage endémique
des jeunes, rébellions, mutineries,
coups d’Etat, violences faites aux
femmes, radicalisme religieux.
Un travail inédit et intense
d’information et d’éducation citoyenne
dans les langues nationales, permettra
aux Maliens de parler enfin entre eux de
leur pays et de leur avenir.
Parce que tous les Hommes naissent
libres et égaux en droits, nous
revendiquons juste notre droit à :
-
un autre économie, de manière à
disposer des richesses de notre
pays, et à choisir librement des
politiques qui nous mettent à l’abri
du chômage, de la pauvreté, de
l’errance et de la guerre ;
-
un système politique véritablement
démocratique, parce que intelligible
pour l’ensemble des Maliens, décliné
et débattu dans les langues
nationales, fondé sur des valeurs de
culture et de société largement
partagées ;
-
la liberté d’expression et de
circulation.
RENDEZ-NOUS LES CLES DE NOTRE PAYS !
La France officielle qui déclare urbi
et orbi que nous n’avons « pas
d’Etat digne de ce nom », ni « d’armée
digne de ce nom », considère
certainement que nous n’avons pas non
plus d’existence en tant que peuple pour
aller jusqu’à se demander « à qui
remettre les clés » et à exiger
l’organisation de nos élections en
juillet 2013. Elle s’accommode par
ailleurs de l’annulation de la
concertation nationale – qui devait nous
permettre de prendre ensemble entre
Maliens le pouls de notre pays. Elle
s’accommode tout autant de l’état
d’urgence instauré, puis prolongé une
première fois, et une seconde fois de
manière à « sécuriser » la transition.
Je n’ai pas le sentiment que la « guerre
contre le terrorisme » ait apporté la
paix en Irak, en Afghanistan et en
Libye, et que les casques bleus ont su
garantir aux populations de la
République Démocratique du Congo et en
Haïti la sécurité que celles-ci étaient
en droit d’attendre d’eux.
Mais je suis persuadée qu’il y a en
chaque Malienne et chaque Malien un(e)
soldat(e), un(e) patriote qui doit
pouvoir participer à la défense de ses
intérêts et du Mali à partir d’une bonne
connaissance de son état réel dans
l’économie mondialisée.
La réponse à l’insupportable question de
Claude Lellouche est claire : le Mali
est à rendre aux Maliens. Nous
pouvons-en prendre le plus grand soin
parce que, comme Bouna Boukary Dioura
l’a rappelé, nous savons, nous les
peuples du Sahel que les rochers
finissent par fleurir à force d’amour et
de persévérance.
Rendez les clés du Mali au peuple malien
!
Aminata D. Traoré, Bamako le 03 mai 2013
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