Muhammad Saïd-Ramadan Al-Bouti
Itinéraire d'un savant digne
d'Al-Ghazali
Ali El
Hadj Tahar
Jeudi 28 mars
2013
Le grand
savant syrien, Muhammad Saïd-Ramadan Al-Bouti,
a été tué le 21 mars 2013 dans un
attentat-suicide qui a provoqué la mort
de 48 autres personnes dont son
petit-fils. 84 personnes ont été
blessées lors de l’attentat.
Le cheikh délivrait
à ce moment-là un cours de religion à
des fidèles dans la mosquée Al-Imane, au
nord de Damas. Alors âgé de 84 ans, Al-Bouti
était l’un des savants les plus
prestigieux du monde musulman, sinon le
plus prestigieux, en tout cas le plus
écouté et le plus lu des théologiens et
des imams de l’Islam médian et tolérant.
Dans sa jeunesse, Al-Bouti était un
membre influent de la confrérie des
Frères musulmans, branche syrienne,
avant de la quitter et se consacrer à la
science et à l’exégèse coranique et de
la sunna. Après avoir compris le danger
de la fitna issu de
l’instrumentalisation de la religion à
des fins politiques, il combattra ces
dérives de toutes ses forces en
enseignant que si l’Islam est une
religion de tous les lieux et tous les
temps, c’est parce qu’il est
intrinsèquement et fondamentalement
moderne et qu’il ne peut être monopolisé
par un pouvoir temporel. Afin d’éviter
ce monopole de la religion par le
pouvoir, le théologien, le mufti et
l’imam doivent être indépendants et
libres, dans le sens gramscien du terme,
selon Al-Bouti, qui énonce que le
penseur musulman doit être un
intellectuel non organique afin que la
religion ne soit pas instrumentalisée
par les politiques ni par la politique.
La religion est supposée unir alors que
la politique et les idéologies divisent
parfois, d’où la nécessité de mettre le
culte, le théologien et l’imam au-dessus
de ces clivages. L'imam et le mufti ne
peuvent s'ingérer dans les affaires
politiques que si la nation est menacée
de division ou de fitna qui mettrait en
danger son existence et des vies
humaines. Al-Bouti disait qu’un homme de
religion ne peut pas gouverner un État
contemporain dans la mesure où il ne
maîtrise ni l’économie ni les sciences
de la politique et que sa compétence se
limite à faire de la théologie s’il en a
les compétences, ou bien à diriger une
mosquée ou une école s’il n’a que cette
capacité-là. Pour lui, en terre d’Islam,
l’État doit représenter toutes les
religions et toutes les confessions et
sensibilités cultuelles et culturelles,
dans le respect des lois
internationales. La force attestée de
l’Islam réside en la tolérance qui a
participé de son rayonnement, alors que
la violence et l’exclusion actuelles
participent du noircissement de son
image. Rejoignant le mufti de la
République syrienne, cheikh Al-Hassoun,
Al-Bouti dit qu’en terre musulmane, il
doit y avoir une séparation entre l’État
et la religion afin que les faux imams
n’accèdent au pouvoir et n’usurpent le
pouvoir temporel, comme c’est le cas
dans certains pays où des rois et des
émirs se disent les élus d’Allah et ses
représentants sur terre, et comme le
prétendent ceux qui se disent
“islamistes”, frères musulmans et
salafistes et prétendent pouvoir
gouverner au nom de Dieu. Pour Al-Bouti,
le mufti habilité à promulguer des
fetwas doit être un savant, pas un
politique improvisé en homme de
religion. Considérant l'Islam politique
comme une imposture responsable de la
fitna, sa principale bataille, il l’a
donc livrée contre les usurpateurs du
titre d’imam et de mufti qui foisonnent
aujourd’hui et qui ont réussi à répandre
une “pensée” ignorante, archaïque,
intolérante et extrémiste au service des
régimes les plus rétrogrades.
Al-Bouti a obtenu le plus haut diplôme
de l’université d’Al-Azhar en 1955,
avant de commencer sa carrière
d’enseignant, en 1960, à l’université de
Damas. Dans la cacophonie actuelle du
monde musulman où l’ignorance est
instrumentalisée, voire
institutionnalisée, Al-Bouti a vite
compris l’urgence d’élever la voix de la
sagesse, bien que le résultat ne soit
pas certain car l’auteur de quarante
livres a finalement pu être assassiné
par un salafisme et un wahhabisme qui
manipulent des millions de cerveaux par
le biais de plus de 80 chaînes de
télévision et de millions d’ouvrages qui
sèment le poison de l’intolérance et
sapent la foi authentique. Son
assassinat s’inscrit donc dans la
logique de l’extrémisme qui a eu raison
de Boukhobza, Boucebci, Alloula,
Abderrahmani, Djaout, Sebti et autres
intellectuels dont l’écrivain égyptien
Farag Foda. Les extrémistes se sont
vengés sur lui non seulement pour avoir
dénoncé leurs crimes en Syrie, mais pour
avoir déjà dénoncé le GIA et autres MIA
et AIS en Algérie, en les exhortant à la
raison car l’Islam réfute toute forme de
violence non prescrite dans la légitime
défense et dans un cadre très strict et
précis. Si Al-Bouti a été ciblé, ce
n’est donc pas uniquement parce qu’il
s’est aligné sur la défense de son pays
face à une agression internationale
menée par les USA, mais surtout parce
qu’il est le phare de l’Islam opposé au
wahhabisme utilisé comme cheval de Troie
par l’impérialisme et le néocolonialisme
pour asservir les nations islamiques.
En 1994, au moment où le wahhabite
Al-Albani a fait une fetwa ordonnant aux
musulmans de quitter la Palestine pour
la laisser aux sionistes, Al-Bouti a
publié Le Djihad en Islam qui replaçait
le combat armé à la juste place que lui
accorde la religion, refusant de laisser
les “théologiens” de la fitna créer de
nouveaux Afghanistan pour détourner les
peuples du combat pour la restitution de
la terre usurpée par le sionisme. Le 13
juin 2011, au début du “printemps arabe
syrien”, il a publié une fetwa
interdisant aux militaires de tuer des
civils, mais les wahhabites l’accusent
toujours de soutenir le régime, alors
qu’il a soutenu l’État de droit et le
droit à la légitime-défense d’un État
agressé par l’Occident et ses valets du
Golfe. En 2012, le royaume d’Arabie
Saoudite lui a refusé le visa pour faire
une omra avant d’interdire à tous les
Syriens de faire le pèlerinage ! Puis
Yousef Al-Qardaoui a lancé sa fetwa pour
l’assassinat de soldats, de civils et de
savants syriens qui soutiennent leur
président, comme si l’appel au meurtre
était devenu une normalité. Aujourd’hui,
un immense savant est tué et l’événement
passe comme un fait divers dans une
nation frappée d’amnésie et
d’inconscience pendant que ses peuples
se déchirent et ses valeurs se délitent.
L’Union mondiale des ulémas musulmans
est toujours parrainée par Al-Qardaoui,
le porte-voix et soutien actif des
groupes terroristes !
L’esprit de la tolérance contre l’esprit
assassin
Al-Bouti est
l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages
traitant des sciences de la religion, de
littérature, philosophie, d’histoire, de
théologie et de sociologie. Il parlait
couramment le turc, le kurde et
l'anglais. Sa connaissance des langues a
enrichi son savoir et aux civilisations
mondiales pendant que des ignorants
faisant encore office de muftis disent
que la terre est plate et tenue sur les
cornes d’un taureau. Beaucoup de ses
ouvrages ont été traduits dans une
quinzaine de langues, dont certains
d’ordre purement philosophique et
d’autres sur des questions du quotidien,
notamment la capacité de l’Islam à
répondre aux besoins des sociétés
modernes, la femme et l’égalité entre
les sexes, en présentant l’Islam comme
une religion du juste milieu, et la foi
comme une source de bonheur, pas comme
une source de contraintes et encore
moins de malheur et d’épreuves. Al-Bouti
est aussi l’auteur d’un livre qui fait
grincer les dents des wahhabites : La
Salafiyyah, une époque bénie et non une
méthodologie islamique. Sous ce titre
programme, il démantèle la doctrine
wahhabite qui divise les musulmans alors
que l’Islam est déjà riche de quatre
écoles de jurisprudence (madhahib). La
cacophonie actuelle est issue de la
destruction des bases de l’Islam sous
prétexte d’un retour au salaf, à
“l’Islam juste” des origines, ce qui
ouvre la voie à des interprétations
excommunicatrices, takfiristes. À ce
motif et bien d’autres, le djihad est
brandi par les théoriciens de la
violence, et toutes sortes de
mercenaires et de putschistes
instrumentalisés par les régimes de la
péninsule arabique qui ont amené la
société musulmane à se comporter de
manière primitive en brandissant des
Kalachnikov et des bombes au lieu de
brandir des livres.
Pour Al-Bouti, le seul et unique message
de l’Islam est celui de la tolérance et
du dialogue spirituel qui unit les
communautés et les peuples, et non pas
le wahhabisme et le salafisme qui
offrent à l’impérialisme et aux
ultralibéraux de la Maison-Blanche la
chance de sévir et qui, d’ailleurs,
brandissent le “clash des civilisations”
huttingtonien pour exciter les conflits
et les guerres. La lecture du Coran
d’Al-Bouti vise à l’émancipation des
sociétés, à les dynamiser, unir et
propulser de l’avant. Elle s’oppose à
celle des wahhabites qui brandissent la
violence comme méthode et argument pour
éloigner les musulmans les uns des
autres et des autres peuples, en en
faisant des terroristes potentiels. Al-Bouti
rappelle que le concept de djihad évoque
d’abord et avant tout un effort
spirituel et intellectuel, avant d’être
physique ou militaire et encore moins
avoir une visée belliqueuse. Il prouve
que la déclaration du djihad armé
appartient au seul chef de l’État et
aucun mufti, savant ou chef politique
n’a le droit de la faire à sa place. À
ce sujet, il écrit que la portée
belliqueuse du djihad “a eu pour
conséquence d'en exclure bon nombre de
ses formes et indubitablement les plus
importantes parce qu'elles prévalaient
dès les débuts de la prédication
islamique à La Mecque, constituant ainsi
l'essence même du djihad et donnant
naissance à d'autres formes dictées par
les circonstances”. Al-Bouti était
dépité que chez les musulmans, les
muscles aient remplacé le cerveau, le
langage belliqueux, la sagesse. Il ne
cessait de rappeler que le djihad armé
“n’a été prescrit qu'après l'exode du
Prophète vers Médine”, à la deuxième
année de l’Hégire, soit après 14 années
de patience et de résistance pacifique
face à des ennemis hostiles. Il ajoutait
souvent que Dieu n’a ordonné ni à Moïse
ni à Jésus de prendre les armes et qu’il
n’a ordonné à Mohamed de se défendre que
lorsque sa vie était en danger et que
l’Islam était menacé dans son existence
même alors que le message divin n’avait
pas été entièrement révélé. Ghandi a
appris sa sagesse à travers l’exemple
des prophètes qui ont tous fait preuve
d’une résistance pacifique. Al-Bouti
était un fervent admirateur d’Abu Hamid
Al-Ghazali, l’illustre juriste,
théologien, philosophe et mystique du
XIIe siècle. Esprit encyclopédique comme
lui, il n’entendait pas de pratique
cultuelle sans sagesse ni science, et
encore moins de recherche du savoir et
d’humilité. L'influence d'Al-Ghazali
s'est étendue au-delà du monde islamique
pour s'exercer jusque sur la pensée
chrétienne et juive, notamment sur
Maïmonide ; et c’est cette exigence qui
faisait la force de la pensée islamique
que prône Al-Bouti. C’est un retour à
cet ijtihad qu’aspirait le savant syrien
qui ne ménageait pas ses forces pour
transmettre son savoir, et c’est sa
transmission comme sa science que les
sicaires visaient. Dans un siècle qui
s’annonce chaud avec des conflits à la
pelle au centre desquels l’Islam,
l’affrontement des théoriciens de la
tolérance et ceux du wahhabisme a fini
par le bain de sang d’un savant ainsi
que quarante de ses étudiants. Al-Qardaoui,
le ténor du wahhabisme takfisite,
l’esprit le plus sectaire d’un “Islam” à
la solde du sioniste et de
l’impérialisme, a eu raison d’Al-Bouti,
physiquement parlant, par la violence
qu’il prône. Al-Bouti, l’esprit vivant
d’un Islam tolérant, ouvert et moderne
dans des États-nations souverains et
indépendants reflète-t-il la pensée
juste mais néanmoins minoritaire dans
une nation livrée à elle-même, divisée,
morcelée, si ce n’est prête à une fitna
sans fin ou à de longues guerres
fratricides ?
Publié sur
Liberté
Le dossier
Syrie
Les dernières mises à jour
|