Tribune
Crise à Chypre: Et
si le rêve européen touchait à sa fin ?
Alexandre
Latsa
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Alexandre Latsa
Mercredi 27 mars
2013
Source:
RIA Novosti
Un peu d’histoire
Les récents événements à Chypre ont
donné lieu à un déferlement médiatique
excessif et souvent bien éloigné de la
réalité. La partie sud de l’île de
Chypre (la partie nord étant envahie
militairement par la Turquie depuis
1974) est peuplée de 770.000 habitants
et ne représente que 0,3% du PIB de la
zone euro. L’île, bien que relativement
méconnue du grand public, du moins
jusqu'à cette crise, a eu une histoire
très tumultueuse la partageant largement
entre l’Occident et l’Orient. Les
lecteurs souhaitant en savoir plus
peuvent consulter cette
histoire illustrée de l’île
s’arrêtant à 2004.
C’est justement à cette date que
Chypre a intégré l’Union Européenne (le
pays étant le plus riche des nouveaux
entrants à l’époque) puis en 2008 Chypre
a intégré la zone euro. A ce moment
l’Ile connaissait déjà des afflux de
capitaux russes et la législation
fiscale y était déjà sensiblement la
même qu’aujourd’hui. La même année la
crise financière à frappé l’île comme
tous les pays occidentaux et lors de la
restructuration de la dette Grecque, les
actifs des banques Chypriotes (qui
contenaient une forte proportion de bons
du trésor grecs) ont été brutalement
dévalorisés par cette décision de
l'Eurogroupe. Le pays en 2011 avait
pourtant une dette en pourcentage du PIB
inferieure à celle de la France, de
l’Italie et de l’Allemagne. Jacques
Sapir
rappelle en outre que les banques
chypriotes ont aujourd’hui des actifs
qui sont égaux à 7,5 fois le PIB de
l’Ile, alors que la moyenne dans l’UE
est de 3,5 fois, mais que c’est
largement moins par exemple que le
Luxembourg dont les actifs bancaires
pèsent 22 fois le PIB.
Le racket fiscal: nouvelle
solution pour régler la crise?
La Troïka (une alliance de la BCE, du
FMI et de l’UE) a donc choisi une mesure
radicale pour récupérer la trésorerie
nécessaire au renflouement des banques:
le prélèvement de l’argent via une
ponction obligatoire pour tous les
détenteurs de comptes sur l’Ile. Une
mesure sans précédent et
vraisemblablement contraire à toutes les
normes juridiques bancaires
internationales, que les autorités
russes ont qualifié non seulement
d’injustes et dangereuses et qui
montrent bien selon eux que le modèle
économique néolibéral est complètement
épuisé. Des officiels russes ont
même parlé d’une mesure de
type soviétique et la presse russe à
elle titré sur la fin de
l’Europe civilisée.
Les commentateurs français quand à
eux ont ces derniers jours au contraire
justifié ce racket fiscal imposé sur les
comptes chypriotes par la Troïka en
affirmant qu’après tout on y prélevait
de l’argent sale et russe, ou russe et
donc sale, et que par conséquent la
mesure était justifiée. Mention spéciale
à Marc Fiorentino pour qui il ne faut
pas
"s’emmerder" avec ce pays (…) Dans
"lequel les gens ne payent pas leurs
impôts (…) Et en frappant l’argent de la
mafia russe". Les Chypriotes
apprécieront. Pour Christophe Barbier la
mesure vise "l’argent
pas propre de Chypre" ce que les
milliers de petits salariés qui risquent
d'être maintenant licenciés auront sans
doute du mal à croire.
Les politiques ne sont pas en reste.
Pour le Ministre délégué auprès du
ministre des Affaires étrangères Bernard
Cazeneuve "il est normal que les
oligarques russes payent", pour Alain
Lamassoure "il est normal que la
lessiveuse à laver l'argent sale qu'est
Chypre soit arrêtée et que les
oligarques russes payent" et pour Daniel
Cohn-Bendit "qu'on taxe un oligarque
russe ne va pas lui faire mal digérer ce
qu'il a mangé ce soir" (sources).
Quand a François d’Aubert il
affirme lui "qu’il n’y a pas de
raison que le contribuable européen
finance l’épargne des oligarques
russes".
On aimerait bien entendre les mêmes
commentateurs sur les investissements
russes en Angleterre, ce pays qui
accorde le droit de résidence à un grand
nombre d’oligarques dont on peut
grandement douter qu’ils aient fait
fortune légalement, ou même et pour
faire plus proche sur nombre
d’investissements russes en France
notamment sur la cote d’Azur à la fin
des années 90.
Romaric Gaudin
remet lui relativement les pendules à
l’heure en rappelant que "Les
Européens, prompts à pleurer sur le sort
peu enviable de Mikhaïl Khodorkovski
oublient que ce dernier avait construit
son empire sur la banque Menatep, basée
à… Chypre" ou encore que "Lorsque
l’argent russe va vers Chypre, il est
forcément sale. En revanche, lorsque
l’argent russe construit un gazoduc sous
la baltique vers l’Allemagne, investit
dans le football britannique, il devient
respectable".
Les mythes sur Chypre ont la
peau dure
A Chypre, en y regardant de plus
près, la situation n’est pas vraiment
celle décrite dans la presse
francophone.
D’après l’économiste
Natalia Orlova, le montant des
dépôts dans les banques chypriotes
s’élève à 90 milliards d’euros
(particuliers et entreprises) dont
seulement 30% est détenu par des
personnes (morales ou physiques) pas
originaires de la zone Euro. Les dépôts
russes à Chypre sont selon elles estimés
à environ 20 milliards et 13 milliards
correspondent à des dépôts Grecs,
Britanniques mais aussi du Moyen-Orient.
L’immatriculation de sociétés a en effet
contribué à la fortune de Chypre, qui
offre il est vrai un cadre légal et
fiscal avantageux et très souple. De
nombreuses sociétés se sont ainsi très
logiquement et légalement domiciliées à
Chypre, au sein de l’Union Européenne.
Parmi elles de nombreuses sociétés
russes ayant des activités économiques
intenses avec l’UE, bénéficiant à Chypre
d’un régime fiscal avantageux (I.S à
10%) et d’un traité de non double
imposition leur permettant donc de
rapatrier leurs profits en Russie sans
être taxées deux fois.
Les arguments basés sur la "volonté
de lutter" contre le blanchiment
d’argent sale et russe, ou russe et
forcément sale, ont tourné à la
caricature grotesque puisque si les
dépôts russes à Chypre se montent à
environ 20 milliards d’euros, à titre de
comparaison l’an passé, on a enregistré
120 milliards d’euros de mouvements de
fonds russes vers Chypre, mais aussi et
surtout 130 milliards d’euros de
mouvements de fonds de Chypre vers la
Russie (sources
ici et
la). Depuis 2005 les investissements
de Chypre vers la Russie sont
supérieurs aux investissements de
Russie vers Chypre! Selon Marios
Zachariadis, professeur d'économie à
l'université de Chypre: "la proportion
des avoirs étrangers illégaux à Chypre
n’est pas supérieure à ce qu'elle est en
Suisse ou au
Luxembourg", pays qui vient par
ailleurs il y a peu de
signer le traité de non double
imposition avec la Russie tout comme
Chypre. Une réalité confirmée par le
secrétaire d’Etat allemand aux Finances,
Stefan Kampeter qui a
explicitement affirmé qu’il "n’y
avait aucun signe à Chypre de dépôt
illégal et que les allégations de
blanchiment d’argent contre Chypre ne
pouvaient être prouvées".
Le parlement chypriote a voté contre
le pan initial de la Troïka qui
envisageait un prélèvement obligatoire
sur tous les comptes de l’île et c’est
seulement dans la nuit de dimanche à
lundi dernier qu’un accord a été trouvé,
à savoir le prélèvement de 100% des
actifs au dessus de 100.000 euros sur
tous les comptes de la banque la plus
malade de l’île, et un pourcentage non
encore fixé (30 à 40%) au dessus de
100.000 euros sur tous les comptes de la
seconde grande banque du pays. En clair,
le racket pur et simple de l’argent
chypriote et non chypriote (russe, est
européen, anglais et oriental)
massivement stocké dans les deux
principales banques de l’île. Est-ce
normal que des actifs étrangers légaux
payent pour la crise grecque? Peut on
imaginer les sociétés françaises ou
américaines de Russie se faire taxer 40%
de leurs actifs pour payer la dette d’un
pays qui au sein de l’Union Eurasiatique
serait mal en point? On peut tenter
d’imaginer la réaction américaine dans
une telle situation.
La guerre financière, entre
énergie et orthodoxie
Chypre apparaît en réalité de plus en
plus comme un maillon (un
pion pour Thierry Meyssan) au cœur
d’une tension géopolitique opposant de
plus en plus directement et frontalement
la Russie et l’Occident.
L’Eurogroupe a sans doute rempli ses
objectifs réels. Tout d’abord celui de
prendre une mesure test sur un pays de
petite taille et qui a sans doute servi
de laboratoire. Déjà
l’Espagne et la
Nouvelle Zélande se sont dites
prêtes à faire passer une mesure
similaire, pour combler le déficit de
leurs systèmes bancaires. Nul doute que
la liste va s’allonger. Les conséquences
vont sans doute être très lourdes et
pourraient insécuriser de nombreux
titulaires de comptes dans la zone Euro.
Bien que l'Eurogroupe répète en boucle
que Chypre est un cas bien à part,
nombreux sont les européens tentés de
déplacer leurs actifs financiers
ailleurs, et sans doute
outre-Atlantique, affaiblissant ainsi de
plus en plus l’Europe et la zone euro.
Les Chypriotes l’ont bien compris en
brandissant dans la rue des pancartes
"Nous ne serons pas vos cobayes" et
alors que les rues de Nicosie sont
pleines de messages adressés aux
frères orthodoxes russes et que les
manifestations de ces derniers jours
voient
fleurir les drapeaux russes.
Après la faillite de la Grèce, la
Russie s’était engagée il y a près d’un
an sur la voie du rachat du consortium
gazier grec DEPA/DESFA par Gazprom. Ces
négociations intervenaient quelques mois
après la chute du régime Libyen (et la
perte
financière importante liée pour
Moscou) mais elles se sont visiblement
arrêtées lorsqu’il y a un mois le
département d'Etat américain a tout
simplement mis en garde Athènes contre
une coopération énergétique avec Moscou
et déconseillé une cession de DEPA à
Gazprom qui "permettrait à Moscou de
renforcer sa domination sur le marché
énergétique de la région". Empêcher une
plus grande intégration économique
Russie-UE est-il vraiment dans l’intérêt
de l’Europe aujourd’hui alors que le
président Chinois vient de faire sa
première visite internationale à Moscou
avec à la clef une très forte
intensification de la coopération
politique, militaire mais aussi et
surtout
énergétique entre les deux pays ?
En sanctionnant ainsi directement les
actifs russes dans les banques de
Chypre, c’est la Russie qui est
directement visée et touchée. Bien sur
les russes ont logiquement des visées et
elles sont bien plus importantes que la
simple exploitation du gaz off-shore
dont le consortium russe Novatek a été
exclu de façon assez
inexpliquée. D’après l’expert en
relations internationales
Nouriel Roubini, la Russie vise
simplement l’installation d’une base
navale sur l’île (ce que les lecteurs de
RIA-Novosti savent depuis
septembre dernier) et que les russes
pourraient tenter de monnayer en échange
d’une aide financière à Nicosie.
A ce titre les négociations
Russo-chypriotes n’ont pas échoué
contrairement à ce que beaucoup
d’analystes ont sans doute hâtivement
conclu. Mais Chypre ne se trouve sans
doute pas suffisamment dans la sphère
d’influence russe au vu de la dimension
de tels enjeux. Il faudrait pour cela
qu’elle quitte l’UE et rejoigne la
Communauté économique eurasiatique,
comme l’a clairement
indiqué Sergueï Glaziev, le
conseiller du président Poutine.
Il faut rappeler que Sergueï Glaziev
avait au début de cette année
dénoncé la "guerre financière totale
que mènent les pays occidentaux contre
la Russie aujourd’hui". Une guerre
financière qui semble confirmée par les
dernières
menaces de la BCE envers la Lettonie
pour que celle-ci n’accueille pas
d’éventuels capitaux russes qui
pourraient vouloir sortir de Chypre.
Sur le plan extérieur, Chypre reste
un maillon crucial pour la Russie dans
le cadre de son retour au
Moyen Orient et en Méditerranée,
mais aussi dans le cadre de ses
relations avec l’Occident. Sur le plan
intérieur, le pouvoir russe peut enfin
montrer qu’il est décidé à maintenir ses
objectifs de lutte contre l’Offshorisation
de l’économie russe, dont Vladimir
Poutine avait fait un point essentiel,
dans son discours de fin d’année 2012.
C'est dans cette optique que le groupe
public russe Rosneft vient d’indiquer
qu’il
allait rapatrier de plusieurs zones
du monde réputées off shore les actifs
hérités lors de l’acquisition de son
concurrent anglais: TNK-BP, notamment de
Chypre et des Caraïbes.
Au cœur du monde orthodoxe,
la fin du rêve européen?
Mais pendant qu’Occident et Russie
s’affrontent par territoires interposés
au cœur de la Méditerranée (Grèce,
Syrie, Chypre…) le peuple Chypriote et
les dizaines de milliers de travailleurs
anglais et est-européens immigrés à
Chypre vont payer la facture et sans
doute traverser des années difficiles,
Jean Luc Mélenchon a par exemple déjà
promis
l’enfer aux Chypriotes.
Alors que la Bulgarie a
récemment interrompu ses
négociations d’intégration à l’euro, la
Grèce continue à s'enfoncer dans
l’austérité. A Chypre aujourd’hui, selon
les derniers sondages,
67% des habitants souhaitent
désormais que leur pays quitte la zone
Euro, l’UE, et se rapproche de la
Russie, une position soutenue activement
par l’église orthodoxe chypriote.
Au cœur de la Méditerranée et du
monde orthodoxe, le
rêve Européen semble toucher à sa
fin.
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