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Opinion
Pauvre France ?
Alexandre Latsa
© Alexandre Latsa
Mardi 24 mai 2011
"Un autre regard sur la Russie" par
Alexandre Latsa
Les Français adorent plus que tout discuter de politique,
c’est une tradition nationale qui date probablement de la
révolution française de 1789. Par comparaison, les Français qui
s’intéressent à la Russie constatent avec étonnement qu’un grand
nombre de Russes paraissent peu intéressés par le débat
politique national. Cette situation s’explique par l’histoire
récente de la Russie, mais elle n’est pas figée et dans le
domaine de l’intérêt pour la politique, les choses évoluent très
vite depuis 10 ans.
A l’époque soviétique, les Russes avaient pris l’habitude
d’écouter les politiciens sans se risquer à faire des
commentaires. Au moment de la chute de l’URSS, beaucoup ont
imaginé qu’une autoroute s’ouvrait tout de suite vers la
liberté, le progrès et la richesse. La nouvelle politique de
Boris Eltsine a apporté de grandes espérances: l'économie de
marché, les ordinateurs portables et la démocratie devaient
apporter des solutions à tous les problèmes, c’était l’époque
des Chicago Boys de Moscou. Finalement les deux mandats Eltsine
ont transformé l’espérance en cauchemar, à coups de
privatisations incontrôlées, d'appauvrissement généralisé et
d'un effondrement démographique dont le pays se
remet à peine aujourd'hui. La multiplication des partis
politiques, la liberté d’entreprise, l’affairisme et le
capitalisme financier ont très rapidement ruiné l’économie
de la Russie. Le pouvoir de l’argent, la disparition de
l’intérêt général, la baisse brutale du niveau de vie des
travailleurs et des retraités ont amené à un sentiment de
méfiance généralisé envers tout le monde politique. A la fin des
années 2000, les élites politiques avaient perdu tout crédit,
aux yeux de la population russe.
On connaît l'histoire de ces dix années noires: le dernier
éclair de lucidité d’Eltsine fut la nomination de Vladimir
Poutine. Ce dernier s'attela à éviter l'implosion du système via
la dictature de la loi, et à rétablir l'ordre dans le pays. La
décennie suivante, celle des années 2000, fut donc l'inverse de
la précédente: le PIB et le pouvoir d’achat sont repartis à la
hausse. Sur le plan des idées, les conséquences de cette
renaissance économique et politique sont énormes. Même si les
Russes, et on les comprend, sont toujours très prudents quand au
fait politique et aux promesses électorales liées, une idée
nouvelle s’est répandue dans le pays: la bonne
situation économique de la Russie d’aujourd’hui et pour les
prochaines années est due en grande partie aux hommes politiques
qui dirigent le pays.
On dit souvent, en France, que l’omniprésence d’un parti
dominant comme par exemple Russie Unie serait la preuve de
l’absence de démocratie réelle. On dit aussi souvent qu’il ne
peut pas y avoir de réelle liberté de presse en Russie, pour la
même raison. Je souhaiterais un peu nuancer ces affirmations. La
très jeune démocratie russe (moins de 30 ans) est encore en
fermentation mais il faut bien comprendre qu’en Russie, le
spectre politique est déjà bien
plus riche et large qu’on ne le pense malgré la prédominance
d’un parti majoritaire, notamment parce que celui-ci est formé
de
nombreuses tendances. Par ailleurs, la presse indépendante
en Russie est aussi jeune que la démocratie, mais une chose est
certaine, elle est sans doute tout aussi
prometteuse. C’est cette idée selon laquelle les hommes
politiques peuvent avoir une action positive qui réanime
progressivement le débat politique en Russie, aussi bien à
l’intérieur des partis politiques que dans la population.
En France, dans les "discussions du café du commerce", cette
note optimiste n’existe plus. Les Français ont eux la nostalgie
du général de Gaulle et des "30 glorieuses". Pendant cette
époque, la France s'est en effet enrichie à une vitesse
météorique, mais depuis, l’effondrement économique qui a suivi
ne s'est jamais arrêté. La France a vécu une forte
désindustrialisation, et l’intégration à l’Union européenne est
devenue un carcan idéologique et économique ne laissant qu’une
marge de manœuvre très limitée aux hommes politiques français.
Depuis 30 ans, le chômage augmente lentement et la dette
publique aussi. Depuis 10 ans, les salaires réels baissent.
L’alternance entre le pouvoir social démocrate de gauche et le
pouvoir démocrate social de droite n’a produit aucun résultat
concert et il n’y a aucun programme crédible de redressement des
choses. La France est frappée par un engourdissement
démocratique lourd et la confiance des Français dans leurs
élites politiques baisse toujours.
Pourtant, la France bénéficie encore d’une relative bonne
image en Russie. Beaucoup de Russes imaginent que la France
serait encore le pays du débat et de l'échange d'idées, le pays
de la liberté et de la justice, le pays de la liberté de la
presse. Les Russes qui font des séjours touristiques dans notre
vieille nation pensent à Voltaire et à Balzac, ils voient la
beauté de Paris, l’architecture des châteaux de la Loire ou le
luxe de la Côte d’Azur. Ils ne voient pas la dégradation
en cours.
Un des éléments de cette dégradation est la perte de
confiance dans les médias. La récente affaire Strauss-Kahn en
est sans doute la plus belle illustration. Bien sûr m'a dit mon
voisin Oleg: "on s'en fiche, après tout, nous en Russie les
scandales sexuels on en a tout le temps, et c’est une tradition
chez nous". Certes, mais ce que mon voisin ne sait pas, c'est
qu’en France l'affaire Strauss Kahn a également sans doute
déclenché une nouvelle et forte perte de confiance dans le monde
journalistique. Depuis un certain temps, une bonne partie de la
presse française avait préparé l’opinion à l’arrivée d’une
espèce de nouveau messie: le patron du FMI, Mozart de
l’économie, socialiste modéré, bien considéré par la droite
modérée, futur président des Français, momentanément occupé à
sauver de la faillite la Grèce, l’Irlande et le Portugal. Quand
l’affaire DSK a éclaté, de nombreux journalistes français ont
critiqué le système judiciaire américain, d’autres ont imaginé
un complot de la droite française contre le futur président, et
il y a même eu un soupçon sur la Russie: peut être même de
Vladimir Poutine et
des Russes qui auraient voulu l’éliminer du FMI. Quelques
jours après pourtant, il y a eu des révélations: DSK avait un
"problème avec les femmes", c’était un
secret de Polichinelle. Des politiques le savaient plus ou
moins, des journalistes savaient, mais les Français ne savaient
pas. Exactement comme à l’époque où les Français ont appris que
François Mitterrand avait une fille cachée. Les politiques
savaient, les journalistes savaient, mais les Français eux ne
savaient pas.
Le monde journalistique rejoint ainsi le monde politique,
dans les catégories qui ne sont plus dignes de confiance. Au
café du commerce, les discussions vont continuer bon train. Un
auteur français, Henri de Bornier avait écrit en 1875: "Tout
homme a deux pays, le sien et puis la France". Je rajouterais en
2011: pauvre France.
Alexandre Latsa, 33 ans, est un blogueur
français qui vit en Russie. Diplômé en langue slave, il anime le
blog DISSONANCE, destiné à donner un "autre regard sur la
Russie".
Article publié sur RIA Novosti
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