Opinion
Egypte, premier
tour de la présidentielle
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Dimanche 27 mai 2012
Les électeurs égyptiens ont donc voté
le mercredi 23 et le jeudi 24 pour élire
leur président. Les résultats définitifs
ne sont pas encore connus, mais on
s’oriente vers un second tour entre le
candidat des Frères musulmans, Mohammed
Morsi, et un ancien ministre de Hosni
Moubarak, Ahmed Chafik, considéré par
beaucoup comme le représentant de
l’ancien régime (graphique
des résultats par candidat et par région).
Il faudra une analyse détaillée du
scrutin, région par région, ville par
ville pour mieux comprendre : ainsi, à
Alexandrie, considérée comme un bastion
islamiste, le candidat nassérien arrive
largement en tête, suivi par l’islamiste
dissident – soutenu par les
révolutionnaires et les salafistes ! –
Aboul Foutouh («
Alexandria sheds its ’Islamist’ label
», Ahram Online, 26 mai).
Des accusations de fraude et des
demandes d’annulation du scrutin ont été
formulées par certains des candidats. Et
il faudra attendre mardi pour la
proclamation officielle des résultats.
Mais ces chiffres, même contestés,
apportent un certain nombre de leçons.
D’abord, le taux de participation
reste important pour l’Egypte, autour de
50 %, équivalent à celui des élections
législatives de novembre 2011-mars 2012.
Malgré les difficultés économiques et
sociales et la longueur de la
transition, le peuple égyptien accorde
une importance à son droit de vote.
D’autre part, cinq candidats (sur les
douze) ont rassemblé l’essentiel des
votes ; mais aucun des cinq ne se
détache vraiment : les suffrages sont
assez bien distribués, ce qui confirme
la perplexité des électeurs.
Le score obtenu par le candidat des
Frères musulmans, arrivé en tête avec
environ un quart des suffrages (5,5
millions de voix), est très en-dessous
des celui que l’organisation avait
obtenu lors des législatives — 50 %. Il
y a, à cette désaffection, plusieurs
raisons. En présentant un candidat à la
présidentielle, les Frères sont revenus
sur un engagement qu’ils avaient pris au
lendemain de la chute de Moubarak et
sont donc apparus comme trahissant leurs
promesses. Ensuite, les faibles
performances de leurs députés au
Parlement (dont ils ne sont pas seuls
responsables, le Conseil supérieur des
forces armées – CSFA – ayant largement
contribué à paralyser leur action) ;
mais leur volonté de monopoliser
l’écriture de la future constitution et
leur incapacité à s’entendre avec les
autres forces politiques pour la
création d’une commission
constitutionnelle, ne les a pas servis –
on se retrouve d’ailleurs dans une
situation étrange où les pouvoirs du
futur président ne sont pas clairement
définis (lire Cam McGrath, «
A Sort of President Awaits Egypt »,
IPS, 26 mai). Enfin, leurs propres
divisions ont aussi joué.
Ahmed Chafik, l’ancien ministre de
Hosni Moubarak, arriverait donc en
seconde position avec environ un quart
des suffrages (5,2 millions). Ancien
commandant en chef des forces aériennes,
il a été ministre de l’avion civile
entre 2002 et 2011 – où il a acquis une
certaine réputation en réformant
totalement la compagnie Egyptair (même
s’il a été accusé de corruption,
notamment par
le grand écrivain Alaa Al Aswani).
Il avait été nommé premier ministre par
l’ancien Raïs quelques jours après le
début des manifestations de la place
Tahrir. Comment expliquer son score,
alors que les felloul (« résidus
» de l’ancien régime) n’avaient réussi à
faire élire que quelques députés ?
D’abord, lors de ce scrutin, il
n’existait aucun parti organisé capable
de représenter les restes de l’ancien
régime (le Parti national démocratique
avait été dissous), ce que Chafik a
réussi à faire, jouant sur les réseaux
de l’ancien pouvoir. Ensuite, il existe
une certaine fatigue d’une partie de la
population après une transition trop
longue, chaotique, qui a eu des
conséquences négatives sur l’économie
(notamment le tourisme). Enfin, il
semble que Chafik a rassemblé une partie
importante du vote copte, cette minorité
chrétienne étant effrayée par certains
discours islamistes et craignant
l’hégémonie des Frères musulmans (lire
Gamal Essam El-Din, «
How did Mubarak’s last PM make it to
Egypt’s second round of presidential
elections ? », Ahram Online, 26
mai). Pourtant, les coptes ont tout à
craindre des militaires et des hommes de
l’ancien régime qui manipulent les
sentiments religieux pour se maintenir
au pouvoir et pour se présenter comme
défenseurs des minorités («
Egypte, sanglante répression contre les
coptes »).
Mieux que l’autre candidat de
l’ancien régime, Amr Moussa (ancien
ministre des affaires étrangères et
secrétaire général de la Ligue arabe),
Chafik a été capable de mobiliser tous
ceux à qui la révolution faisait peur –
n’hésitant pas, contrairement à Moussa,
à prendre ses distances à l’égard de
celle-ci (Rana Khazbak et Heba Afify, «
In the field of feloul, Shafiq rules
», Egypt independent, 26 mai).
Moussa a tout de même regroupé environ
2,4 millions de voix.
La surprise est venue du candidat
nassérien de gauche,
Hamdin Sabahi, avec environ 4,7
millions de voix. Il est un opposant de
longue date et l’un des fondateurs du
mouvement Kifaya en 2004, qui s’opposait
à un nouveau mandat pour le président
Moubarak et qui a contribué à semer les
graines de la révolte de 2011. Très
hostile à la normalisation avec Israël,
il a régulièrement dénoncé le CSFA et
les militaires et s’est déclaré prêt à
travailler avec les autres candidats de
la révolution, notamment Abdel Moneim
Aboul Foutouh, Khaled Ali («
le candidat des ouvriers ») et
Bothaina Kamel. Si les deux derniers ont
fait de faibles résultats, Aboul Foutouh
a obtenu près de 4 millions de voix.
Même si la déception est perceptible
chez les partisans d’Aboul Foutouh qui
espéraient le voir au second tour, le
profil atypique du candidat est un bon
indicateur des changements en cours en
Egypte. Ancien dirigeant des Frères
musulmans, il avait activement participé
aux événements de Tahrir et avait décidé
seul d’aller à la présidentielle, ce qui
lui avait valu son exclusion de
l’organisation. Il avait aussi regroupé
autour de lui de nombreux jeunes de la
révolution (y compris Wael Ghonim), des
jeunes des Frères musulmans et aussi le
soutien du principal parti salafiste Al-Nour,
inquiet d’une hégémonie des Frères
musulmans («
The Conundrum of Abu’l Futuh : Why His
Broad Appeal », Middle East
Institute, 15 mai). Il avait l’avantage
de surmonter les divisions entre les
courants se réclamant de l’islam et ceux
favorables à un Etat civil et d’éviter
une polarisation de la société autour de
la religion. Est-ce pour cela qu’il n’a
pas été capable de mobiliser plus,
notamment chez les salafistes qui le
soutenaient officiellement ? («
Jama’a al-Islamiya leader : Salafis
betrayed Abouel Fotouh », Egypt
News, 26 mai).
Quoiqu’il en soit, et à moins que le
scrutin ne soit annulé, le second tour
verra s’affronter les 16 et 17 juin le
candidat des Frères musulmans et celui
de l’ancien régime. Le premier cherche à
se présenter comme le seul capable de
garantir les acquis de la révolution,
mais les Frères ne semblent pas disposés
à passer des alliances réelles avec les
candidats battus et à leur offrir des
garanties («
Revolutionaries ponder an Egypt without
a president », Ahramonline, 27 mai).
Les acteurs de la révolution égyptienne
peuvent-ils cependant laisser élire un
membre de l’ancien régime ? Dur dilemme
pour eux, qui savent néanmoins que tout
ne se décide pas dans les urnes.
Ces questions seront notamment posées
lors de la prochaine session de
l’Université populaire organisée par
Nouvelles d’Orient et l’Iremmo
(programme ci-dessous).
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