Opinion
Egypte, vers une
dictature des Frères ?
Alain Gresh
Alain
Gresh
Lundi 26 novembre
2012
Avant de commencer, je voudrais
renouveler l’appel que je lançais sur ce
blog «
aux lecteurs de Nouvelles d’Orient
». Ce blog, comme l’essentiel des
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Revenons à l’Egypte où se sont
déroulés, ces derniers jours, de
violents affrontements. Plusieurs sièges
des Frères musulmans ont été brûlés, les
juges se rebellent, les journalistes
menacent de se mettre en grève, les
manifestations se poursuivent à travers
le pays, un jeune membre des Frères a
été tué, tandis qu’un manifestant a
succombé à ses blessures au Caire. Dans
Le Monde diplomatique de
novembre, j’ai publié un article qui
posait la question : «
Egypte, de la dictature militaire à la
dictature religieuse ? ». La réponse
que j’apportais était plutôt négative,
les perspectives d’une dictature des
Frères musulmans m’apparaissaient peu
crédibles.
La décision du président égyptien
Mohammed Morsi, issu des Frères
musulmans, d’étendre
ses pouvoirs a relancé le débat.
Qu’a décidé le raïs le 22 novembre ?
La déclaration constitutionnelle
qu’il a approuvée comporte sept points,
dont les plus importants sont :
- juger à nouveau les responsables
de l’ancien régime coupables d’avoir
fait tuer des manifestants (dont
l’ancien président Moubarak), et
dont certains ont été acquittés ;
accorder des compensations
supplémentaires aux victimes des
affrontements de 2011 ;
- garantir l’immunité au Majliss
al-Choura (la seconde chambre) et à
l’assemblée constituante, qui ne
pourront pas être dissoutes par
l’autorité judiciaire ;
- la possibilité de démettre le
procureur général, ce que le
président a fait dans les heures qui
ont suivi ;
- l’impossibilité de contester les
décisions du président devant les
autorités judiciaires ;
- enfin, le président s’octroie
tous les pouvoirs pour prendre des
mesures qui protègent l’unité
nationale, l’ordre public et la
révolution (lire «
The president’s new powers »,
Egypt Independent, 23 novembre).
Un élément intéressant est que la
déclaration a suscité des critiques y
compris dans les rangs des Frères,
confirmant que l’organisation n’est plus
aussi monolithique qu’autrefois («
Brotherhood’s Shura Council chairman
criticises Morsi déclaration »,
Ahramonline, 25 novembre).
Quelques rappels sont nécessaires.
Les autorités judiciaires avaient
dissous le Parlement (où les Frères
dominaient largement avec les partis
salafistes) en juin 2012 et plusieurs
recours étaient en cours d’examen pour
dissoudre aussi bien le Majliss
Al-Choura que l’Assemblée constituante
(les deux instances sont dominées par
les islamistes). La Constitution est en
cours de rédaction et devait achever ses
travaux ce mois-ci, mais le président
lui a donné deux mois supplémentaires
pour ce faire ; entretemps, le raïs
dispose de tous les pouvoirs
législatifs. En octobre, le président
Morsi avait tenté de se débarrasser de
l’ancien procureur général, un homme
totalement lié à l’ancien régime, mais
avait dû faire marche arrière.
Enfin, il faut souligner qu’en août
2012, Morsi avait réussi à
écarter le Conseil suprême des forces
armées.
Avec ces nouvelles décisions, le
président concentre dans ses mains, au
moins en théorie, les trois pouvoirs
exécutif, législatif et judiciaire —
l’opposant Mohammed Al-Baradei a même
affirmé que Morsi était devenu un
nouveau pharaon. Les mesures ont soulevé
une levée de boucliers, à la fois parmi
les forces de l’opposition et parmi les
juges, dont certains ont entamé une
grève.
Ces derniers restent cependant divisés,
certains appuyant le président.
Plusieurs responsables politiques,
dont Hamdin Sabbahi (nassérien, arrivé
en troisième position à l’élection
présidentielle), Mohammed Al-Baradeï,
l’ancien secrétaire général de l’AIEA,
Amr Moussa, l’ancien secrétaire général
de la Ligue arabe, ont formé un front de
salut national (Lire «
Sabbahi, ElBaradei launch National Front
to fight Morsi’s decrees »,
Ahramonline, 24 novembre). En revanche,
Abdelmonem Aboul Foutouh, arrivé en
quatrième position à l’élection
présidentielle, a condamné les décisions
de Morsi, mais refuse de s’allier à des
membres de l’ancien régime comme Amr
Moussa (lire «
Strong Egypt Party rejects protests,
urges dialogue, », Ahramonline, 26
novembre).
Ces décisions sont survenues, alors
que des affrontements se déroulaient rue
Mohamed Mahmoud, les manifestants
protestant contre le fait que des
dizaines de personnes avaient été tuées
au même endroit l’an dernier et que les
coupables n’avaient toujours pas été
punis.
Sur le site Jadaliyya, Hesham Sallam,
dans son article («
Morsy and the "Nationalization" of the
Revolution : Some Initial Reflections »
du 22 novembre, remarque :
« Le président a utilisé la colère
exprimée par les manifestants de Mahmoud
Mohamed face à l’impunité de ceux qui
ont blessé des militants
révolutionnaires, depuis la chute de
Hosni Moubarak, comme une justification
implicite de sa décision de remplacer le
procureur général. Alors que, si le fait
de ne pas traduire en justice les
responsables de la sécurité actuels et
les anciens responsables soupçonnés
d’actes répréhensibles pendant et depuis
le soulèvement de janvier-février 2001
peut être en partie imputé à
l’incompétence des procureurs, le
principal obstacle à ce processus est
l’absence de toute réforme significative
des organes de la sécurité militaire et
civile — une situation que Morsi n’a pas
réussi à faire bouger. »
(...)
« Il convient également de
mentionner le plus important, ce qui
n’était pas abordé dans la déclaration.
À la lumière de la brutalité policière
contre les manifestants, de la colère
répandue après le crash d’Assiout qui a
entraîné la mort de dizaines d’enfants
innocents (un accident dû, une fois de
plus, à la vétusté des lignes de chemin
de fer), et les retraits massifs de
non-islamistes de l’Assemblée
constituante en raison de désaccords
sérieux sur le projet de constitution,
on s’attendait à ce que le président
annonce quelque chose de tout à fait
différent. On attendait le remplacement
du cabinet de Hesham Kandil, un plan de
réforme du ministère de l’intérieur et
des institutions de police, la
dissolution de l’Assemblée constituante
et la formation d’un organe plus
crédible et représentatif pour sa
rédaction. (...) Morsi a
clairement pris parti : il n’est pas du
côté de la révolution. »
Il est clair que les Frères musulmans
ne sont pas une force révolutionnaire.
Pourtant, est-ce vraiment la question ?
Les Frères ont toujours été une force
conservatrice, mais ils se sont battus
pour la fin du régime de Moubarak. Et la
création d’un ordre institutionnel
stable, avec un gouvernement
représentatif, l’indépendance de la
justice, la séparation des pouvoirs,
pourra difficilement être atteinte sans
leur participation. Bien qu’élu, le
président n’a pas prise sur ce qui reste
de l’ancien régime.
D’autre part, toutes les décisions
prises par le président ne sont pas
négatives : ainsi de la décision de
rejuger les responsables de l’ancien
régime ; le président a nommé un homme
favorable à l’indépendance de la
magistrature au poste de procureur
général ; enfin, il a donné deux mois
supplémentaires à l’Assemblée
constituante alors qu’il aurait pu se
servir de la majorité pour imposer une
nouvelle constitution.
Une nouvelle fois, la question posée
aux forces révolutionnaires – qui ont
obtenu plus de 40 % des voix à
l’élection présidentielle – est celle-ci
: avec qui s’allier ? Faut-il un front
avec les responsables de l’ancien régime
?
Sur son excellent blog, The Arabist,
Issandre el Amrani fait part de quelques
réflexions rapides (lire «
Questions about the crisis over Morsi’s
decree », 23 novembre) sur la crise
actuelle.
Il pense que le président pourrait
peut-être revenir sur certaines de ses
décisions, mais que l’opposition devrait
être prête à formuler des demandes
réalistes et à ne pas réclamer la chute
du président. Car, comme l’explique un
éditorialiste du site Egypt Independent,
Tamer Wagih, («
Revolutionaries must resist Morsy, but
also the feloul », 25 novembre), le
danger ne vient pas seulement de Morsi
mais aussi de l’ancien régime.
« Le vrai problème est la
structure de l’opposition à Morsi. En
raison de l’absence d’un grand bloc
révolutionnaire cohérent, l’opposition
est composée d’un méli-mélo de pouvoirs
qui appartiennent au régime corrompu de
Moubarak et d’autres forces
centristes-libérales-réformistes-populistes
— qui peuvent être désignées sous le nom
de “pouvoirs civils”, quel que soit la
signification exacte de ce terme.
Malheureusement, comme ces
pouvoirs civils ne sont pas
révolutionnaires et ont un caractère
clairement centriste, ils ont tendance à
se réconcilier, et même à s’allier avec
les partisans de l’ancien régime dans
leur lutte contre Morsi, croyant qu’il
est leur grand rival.
À mon avis, cette tendance aura
des répercussions catastrophiques pour
l’avenir de la révolution. Elle
permettra de réintroduire les feloul
(partisans de l’ancien régime) comme
acteurs acceptables dans le domaine
politique et donnera la possibilité au
régime de Moubarak de revenir, peut-être
sous une forme encore pire. »
L’Egypte vit une période transitoire
trop longue et trop instable. Le pays
n’a toujours pas de parlement élu. Les
problèmes du Sinaï s’aggravent. La
police attend d’être réformée,
l’indépendance des juges consolidée. Les
difficultés économiques et sociales de
la population sont immenses. Pour la
seule journée du 25 novembre, la Bourse
a perdu l’équivalent de 5 milliards de
dollars (à peu près le montant du prêt
consenti par le FMI). Seule une solution
de compromis peut permettre d’achever la
transition politique, d’éviter un retour
de l’ancien régime et d’engager les
vrais combats autour des questions
sociales.
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