Opinion
Bidar, ces
musulmans que nous aimons tant
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Dimanche 25 mars
2012
« Nous » ne sommes ni hostiles à
l’islam ni islamophobes. La meilleure
preuve, « nous » donnons la parole à des
musulmans qui disent exactement la même
chose que « nous » sur l’islam. Bien
sûr, ces derniers temps, certains se
sont éclipsés. Le dénommé
Mohammed Sifaoui a disparu dans la
clandestinité, sans doute infiltré dans
une de ces nombreuses cellules d’Al-Qaida.
Tahar Ben Jelloun et
Abdelwahhab Meddeb, ont perdu leur
voix : l’un avait oublié de critiquer la
dictature de Ben Ali, l’autre reste muet
face à la monarchie marocaine.
Heureusement, il ne manque pas de
candidats pour occuper cette place du «
bon musulman », de celui qui dit ce que
nous avons envie d’entendre, et qui peut
même aller plus loin encore dans la
critique, car il ne saurait être
soupçonné, lui qui est musulman,
d’islamophobie.
Les Anglo-Saxons ont un joli nom pour
désigner ces personnages, «
native informant » (informateur
indigène), quelqu’un qui simplement
parce qu’il est noir ou musulman est
perçu comme un expert sur les Noirs ou
sur les musulmans. Et surtout, il a
l’avantage de dire ce que « nous »
voulons entendre : ainsi, en 2003, Fouad
Ajami, un Libanais, est devenu célèbre
aux Etats-Unis en défendant la guerre
contre l’Irak : si même un Arabe le dit,
alors… (lire Adam Shatz, «
The Native Informant », The
Nation, 28 avril 2003).
Ainsi en est-il de Abdennour Bidar,
professeur de philosophie à Sophia
Antipolis (Alpes-Maritimes). Dans une
tribune publiée sur le site du Monde
(23 mars) et intitulée «
Merah, “un monstre issu de la maladie de
l’islam” », il revient sur le drame
de Toulouse.
« Depuis que le tueur de Toulouse
et Montauban a été identifié comme “salafiste
djihadiste”, c’est-à-dire comme
fondamentaliste islamiste, le discours
des dignitaires de l’islam de France a
été de prévenir tout “amalgame” entre
cette radicalité d’un individu et la
“communauté” pacifique des musulmans de
France. (...) Mais tout le mérite
de cette réaction immédiate, responsable
et nécessaire, ne suffit pas à éluder
une question plus grave. La religion
islam dans son ensemble peut-elle être
dédouanée de ce type d’action radicale ?
Autrement dit, quelle que soit la
distance considérable et infranchissable
qui sépare ce tueur fou de la masse des
musulmans, pacifiques et tolérants, n’y
a-t-il pas tout de même dans ce geste
l’expression extrême d’une maladie de
l’islam lui-même ? »
Un salafiste djihadiste ? Bidar ne
s’interroge pas sur la signification de
ce terme. Est-ce vraiment ce que
représente Merah ? Olivier Roy fait
remarquer que loin d’être un combattant,
il est avant tout un solitaire, un
perdant, dont le rapport à la religion
semble pour le moins incertain («
Loner, Loser, Killer »,
International Herald Tribune, 23
mars 2012).
L’islam ? Mais de quoi parle Bidar ?
De la religion, d’une histoire de plus
de quatorze siècles qui a vu se succéder
empires, royaumes et républiques ? Du
milliard et quelque de musulmans qui
vivent dans des dizaines de pays ? Bidar
n’a sans doute jamais lu Edward Said qui
faisait remarquer, il y a déjà bien
longtemps :
« Quand on parle de l’islam, on
élimine plus ou moins automatiquement
l’espace et le temps. » Et il
ajoutait : « Le terme islam définit
une relativement petite proportion de ce
qui se passe dans le monde musulman, qui
compte un milliard d’individus, et
comprend des dizaines de pays, de
sociétés, de traditions, de langues et,
bien sûr, un nombre infini d’expériences
différentes. C’est tout simplement faux
de tenter de réduire tout cela à quelque
chose appelé islam […]. » (cité dans
La République, l’islam et le monde,
Fayard).
L’avantage de cette généralisation
est qu’elle fait croire qu’il existe UN
islam éternel et immobile (ce que disent
les islamistes les plus radicaux), UN
islam qui serait victime, selon Bidar,
d’une « dégénérescence multiforme
(...) : inculture ou “sous-culture”
religieuse sont des maux qui la
gangrènent. Cette médiocrité profonde
dans laquelle sombre l’islam s’observe
certes à des degrés très divers selon
les individus, de telle sorte qu’il se
trouve toujours des musulmans
moralement, socialement, spirituellement
éclairés par leur foi, et de sorte aussi
qu’on ne peut pas dire que “l’islam est
par essence intolérant” ni que “les
musulmans sont antisémites”. Ce sont là
des essentialisations et des généralités
fausses, dont certains usent pour
propager l’islamophobie. Néanmoins, tous
ces maux que je viens d’énumérer
altèrent la santé de la culture
islamique, en France et ailleurs. »
Essentialisation ? Mais c’est
exactement ce que Bidar fait. Car
quelques individus, comme il le dit
lui-même, ne sauraient exempter une
religion qui dans son ensemble serait
devenue antisémite, misogyne, etc.
« Il s’agirait par conséquent,
pour l’islam, d’avoir dans des
circonstances pareilles un courage tout
à fait particulier : celui de
reconnaître que ce type de geste, tout
en étant étranger à sa spiritualité et à
sa culture, est pourtant le symptôme le
plus grave, le plus exceptionnel, de la
profonde crise que celles-ci traversent.
» (...)
« Comme je l’ai souligné aussi à
de très nombreuses reprises, la culture
islamique est depuis plusieurs siècles
enfermée dans ses certitudes, enfermée
dans la conviction mortifère de sa
“vérité”. Elle est incapable
d’autocritique. Elle considère de façon
paranoïaque que toute remise en cause de
ses dogmes est un sacrilège. Coran,
Prophète, ramadan, halal, etc. : même
chez des individus éduqués, cultivés,
par ailleurs prêts au dialogue sur tout
le reste, la moindre tentative de remise
en cause sur ces totems de l’islam se
heurte à une fin de non-recevoir. »
L’islam, dont l’auteur semble ignorer
la diversité des pratiques et des
attitudes, serait incapable de remettre
en cause ses dogmes. Bidar met dans le
même sac, si l’on peut dire, les
croyances religieuses et les pratiques :
ainsi, l’islam pense que le Coran et le
prophète sont sacrés ! Quel crime pour
une religion de croire que ses dogmes
religieux sont vrais ! L’Eglise
catholique pense que le pape est
infaillible, maintient le dogme de
l’immaculée conception, réduit le
nouveau testament à quatre Evangiles (et
oublie les Evangiles dits apocryphes),
etc. Parle-t-il alors d’une maladie du
catholicisme ?
Quant aux pratiques des musulmans,
elles n’auraient pas évolué ? Rappelons
que dans les années 1950, Al-Azhar
édictait une fatwa qui disait que le
droit de votes des femmes était
contraire à la religion : aujourd’hui,
elles votent partout à l’exception de
l’Arabie saoudite (où même le droit de
votes des hommes est extrêmement
limité). Quant au halal, il suffit de
connaître un minimum l’histoire de ce
dernier siècle pour mesurer à quel point
son interprétation varie au cours des
décennies et d’un pays à l’autre.
Il faut le dire, la plupart des
pratiques des musulmans dans leur vie
quotidienne a peu à voir avec la
religion et les institutions
(entreprises, administrations, armées,
etc.) fonctionnent dans le monde
musulman de la même manière que dans
n’importe quelle autre région du monde.
Certes, il existe une lecture très
conservatrice et réactionnaire de
l’islam qui s’est développée depuis les
années 1970. Mais Bidar devrait rappeler
que cet islam est venu d’Arabie
saoudite, un allié stratégique de
l’Occident libéral. Et il aurait pu
souligner que les révolutions dans le
monde arabe ont ouvert un débat :
Al-Azhar a ainsi adopté un document en
faveur d’un Etat civil (dawla
madaniya) qui illustre les
transformations des esprits.
« Comment s’étonner, poursuit
Bidar, que dans ce climat général de
civilisation, figé et schizophrène,
quelques esprits malades transforment et
radicalisent cette fermeture collective
en fanatisme meurtrier ? On dit d’un tel
fanatisme de quelques-uns que “c’est
l’arbre qui cache la forêt d’un islam
pacifique”. Mais quel est l’état réel de
la forêt dans laquelle un tel arbre peut
prendre racine ? Une culture saine et
une véritable éducation spirituelle
auraient-elles pu accoucher d’un tel
monstre ? Certains musulmans ont
l’intuition que ce type de question a
été trop longtemps ajourné. La
conscience commence à se faire jour chez
eux qu’il deviendra toujours plus
difficile de vouloir déresponsabiliser
l’islam de ses fanatiques, et de faire
comme s’il suffisait d’en appeler à
distinguer islam et islamisme radical.
Mais il doit devenir évident pour
beaucoup plus de musulmans encore que
désormais les racines de l’arbre du mal
sont trop enfoncées et trop nombreuses
dans cette culture religieuse pour que
celle-ci persiste à croire qu’elle peut
se contenter de dénoncer ses brebis
galeuses. »
Le Figaro a consacré sa Une du
22 juillet 2011 à la tuerie de Anders
Behring Breivik en Norvège, et celle du
22 mars dernier à celle de Toulouse.
Dans la première, on voit en gros
titre « Terrorisme : la froide
détermination du tueur d’Oslo » ; aucune
photo des victimes — 77 —, mais celle du
tueur ; dans la seconde, « Mohammed
Merah 23 ans terroriste islamiste 7
morts », avec la photo de six des
victimes (une comparaison des deux Unes
est relevée par
Arrêt sur images).
Breivik n’est-il pas le produit de la
maladie de l’Occident ? De cette vision
qui voit dans tout musulman un danger,
une menace ? Ne dit-il rien sur nos
sociétés ? Non, c’est plutôt un fou ou
un déséquilibré et Bidar ne voudra
sûrement pas généraliser une telle
action.
Quand un soldat américain sort de son
campement en Afghanistan et tue le 11
mars 2012, 17 civils dont des femmes et
des enfants, on parle de folie, de
fortes pressions psychologiques sur le
soldat, jamais du fait que la guerre
occidentale en Afghanistan ressemble à
ces guerres coloniales où les
populations locales ne comptent pas pour
grand-chose. Cette tuerie ne dit rien à
Bidar sur la maladie de l’Occident, car
il est convaincu que seul l’islam est
malade.
Mais, rappelons-le, depuis le 11
septembre 2001, les interventions
occidentales des Etats-Unis, d’Israël et
de l’OTAN ont tué bien plus de civils
innocents que toutes les actions
terroristes.
Les analyses d'Alain Gresh
Les dernières mises à jour
|