Opinion
Syrie, est-il déjà
trop tard ?
Alain Gresh
Alain
Gresh
Lundi 24 décembre
2012
La crise syrienne a divisé, depuis
des mois, nombre de lecteurs de ce blog.
Et, au-delà, beaucoup de mouvements de
gauche, notamment dans le monde arabe
(lire Nicolas Dot-Pouillard, «
La crise syrienne déchire les gauches
arabes »).
Deux points de vue se sont affrontés
:
— le premier voyait dans l’insurrection
syrienne un prolongement des révoltes
dans le monde arabe, provoqué par les
mêmes causes (autoritarisme du régime,
corruption, aspirations de la jeunesse à
la liberté, etc.) ;
— le second, tout en admettant parfois
les défaillances du régime, y voyait
pour l’essentiel un complot visant un
régime qui s’était opposé aux Etats-Unis
et à Israël.
Pour ma part, j’ai expliqué que cette
insurrection ne se différenciait pas
fondamentalement de celles qui avaient
balayé les régimes tunisien et égyptien.
Que la violence du régime n’avait aucune
excuse, et qu’elle avait accéléré la
militarisation de l’insurrection. Dans
le même temps, je constatais que la
Syrie reste un enjeu géopolitique
important et que l’intervention massive
du Qatar et de l’Arabie saoudite n’est
pas dictée par l’amour de ces pays pour
la démocratie.
En août 2012, j’avais mis l’accent
sur l’impasse en Syrie et sur les
conséquences dramatiques de la
prolongation du conflit («
Que faire en Syrie ? »). Le récent
rapport de la commission des droits de
l’homme des Nations unies («
Independent International Commission of
Inquiry on the Syrian Arab Republic
established pursuant to United Nations
Human Rights Council Resolutions S-17/1,
19/22 and 21/2 » (PDF), 20 décembre)
apporte un éclairage inquiétant et
devrait nous amener tous à privilégier
une sortie de crise politique, ce qui
signifie cessez-le-feu et négociations.
La question n’est plus de savoir si
le régime tiendra ou non, mais si la
Syrie restera une entité unie ou
deviendra un champ de bataille
confessionnel et ethnique. L’envoyé
spécial des Nations unies a mis en garde
le 20 décembre contre des génocides qui
frapperaient les minorités, notamment
alaouite («
U.N. anti-genocide envoy : Syria
minorities face reprisal risk »).
(Lire, dans
le numéro de janvier 2013 du
Monde diplomatique, l’article de
Sabrina Mervin, « L’étrange destin des
alaouites syriens ».)
Ce que dit le rapport de la
commission des droits de l’homme des
Nations unies confirme ce pessimisme :
« La montée des tensions a conduit
à des affrontements armés entre les
différents groupes armés le long d’une
ligne confessionnelle. De tels incidents
ont eu lieu dans des communautés mixtes
ou lorsque des groupes armés ont tenté
de s’emparer de zones habitées
majoritairement par les communautés
minoritaires pro-gouvernementales.
Certaines communautés minoritaires,
notamment les alaouites et les
chrétiens, ont formé des groupes
d’autodéfense pour protéger leurs
quartiers des forces
anti-gouvernementales en établissant des
points de contrôle autour de ces zones.
Certains de ces groupes locaux, connus
sous le nom de comités populaires,
auraient participé aux côtés des forces
gouvernementales à des opérations
militaires dans les environs de Damas,
dans les quartiers de Tadamon et Sayeda
Zeinab. Les personnes interrogées
affirment que le gouvernement a fourni
des armes et des uniformes à ces
groupes. » (...)
« Ces derniers mois, il y a eu une
nette évolution dans la façon dont les
personnes interrogées présentent le
conflit. En décrivant le bombardement
d’un village dans le gouvernorat de
Lattaquié par les forces
gouvernementales, une personne
interviewée a souligné que les
bombardements provenaient des “villages
alaouites”. Une autre personne
interrogée, décrivant les attaques au
sol à Bosra, dans le gouvernorat du Sud
Deraa, a déclaré que les tensions entre
les communautés chiite et sunnite dans
la ville montaient en puissance, avec
une violence de plus en plus inévitable.
»
« Des groupes minoritaires du
pays, tels que les Arméniens, les
chrétiens, les druzes, les Palestiniens,
les Kurdes et les Turkmènes ont été
entraînés dans le conflit. Cependant,
les lignes confessionnelles sont plus
marquées entre la communauté alaouite,
d’où sont issus la plupart des cadres
supérieurs du gouvernement et de
l’armée, et la majorité sunnite, qui
appuie dans l’ensemble (mais pas
uniformément) les groupes
anti-gouvernementaux armés. »
« Les attaques, les représailles
et les craintes de celles-ci ont conduit
à l’armement des communautés et à leur
entrée dans le conflit. Une personne
interrogée, un Turkmène de Lattaquié,
résumait ainsi la situation : “Il est
trop dangereux de vivre à côté de
voisins qui sont armés et [qui vous
considèrent comme un rebelle], alors
que vous, vous restez sans armes”. »
« Les forces gouvernementales et
les milices alignées avec le
gouvernement ont attaqué des civils
sunnites. Une personne interrogée,
présente dans Bosra à la fin octobre, a
rapporté que “des membres d’une milice
chiite”, des gens de son voisinage,
conduisaient des perquisitions. Elle a
déclaré que la milice lui avait dit
qu’“ils tueraient tous les sunnites dans
la région et que la région leur
appartenait”. Une autre personne
interrogée a déclaré qu’elle avait
régulièrement vu des sunnites tirés hors
de leurs voitures et battus aux points
de contrôle de l’armée le long de la
route principale reliant Deraa et Damas.
»
« La Commission a reçu des
informations crédibles selon lesquelles
des groupes armés anti-gouvernementaux
attaquent les alaouites et les autres
communautés minoritaires
pro-gouvernementales. Une des personnes
interrogées, un combattant de l’Armée
syrienne libre à Lattaquié, a expliqué
en détail comment ils avaient capturé
des membres des forces gouvernementales
: les sunnites ont été emprisonnés
tandis que les alaouites ont été
immédiatement exécutés. » (...)
« La plupart des combattants
étrangers s’infiltrant en Syrie pour
rejoindre les groupes
anti-gouvernementaux armés (ou pour
lutter de façon indépendante à côté
d’eux) sont sunnites, originaires de
pays du Moyen-Orient et d’Afrique du
Nord. La nature de plus en plus
confessionnelle du conflit pousse
d’autres acteurs à y entrer. Le
Hezbollah chiite a confirmé que ses
membres participent à la lutte en Syrie
aux côtés du gouvernement. Il y a eu
également des rapports, encore non
confirmés, indiquant que des chiites
irakiens viennent se battre en Syrie.
L’Iran a confirmé le 14 septembre que
les membres des Gardiens de la
révolution apportaient “un soutien
intellectuel et consultatif” en Syrie. »
(...)
Sur le rôle et la place des
salafistes dans l’insurrection, loin des
rumeurs et des affabulations de part et
d’autre, on lira avec intérêt, comme
toujours, le rapport de l’International
Crisis Group, «
Tentative Jihad : Syria’s Fundamentalist
Opposition », 12 octobre 2012.
Revenons au rapport des Nations unies
:
« Les communautés chrétiennes sont
réparties à travers la Syrie, avec les
plus grandes communautés, avant le
conflit, vivant dans les gouvernorats
d’Alep, de Damas et de Homs. Dans la
ville de Homs résidaient environ 80 000
chrétiens, dont la plupart ont
maintenant fui à Damas, et pour certains
vers Beyrouth. Seuls restent à Homs
quelques centaines d’entre eux. Une
personne interrogée, en parlant des
événements récents dans le gouvernorat
d’Al-Suweida, a confirmé que les
communautés sunnite et druze s’étaient
affrontées, faisant plusieurs morts. Le
29 octobre, une voiture piégée a explosé
devant une boulangerie à Jaramana, un
quartier majoritairement chrétien et
druze à Damas. »
(...)
« Les témoignages recueillis
indiquent que les groupes
anti-gouvernementaux armés omettent
systématiquement de se distinguer de la
population civile. L’obligation de
chaque partie au conflit, en vertu du
droit international coutumier, de
séparer les personnes et les biens
civils des objectifs militaires est
particulièrement pertinente lorsque les
objectifs militaires se trouvent dans
des zones densément peuplées. L’échec
manifeste à faire ces distinctions a
donné lieu au départ de civils de leurs
foyers et a contribué à l’augmentation
alarmante des personnes déplacées et des
réfugiés. »
(...)
« La guerre d’usure qui est menée
en Syrie a apporté des destructions et
une souffrance humaine incommensurables
à la population civile. Alors que le
conflit s’éternise, les parties sont
devenues de plus en plus violentes et
imprévisibles, ce qui les a conduites à
des comportements en infraction avec le
droit international. Le seul moyen de
parvenir à une cessation immédiate de la
violence est un règlement politique
négocié qui réponde aux aspirations
légitimes du peuple syrien. La
Commission soutient fermement la mission
de M. Lakhdar Brahimi, le Représentant
spécial conjoint de l’ONU et de la Ligue
des Etats arabes dans ses efforts pour
amener les parties à un tel règlement. »
Il me semble que l’heure n’est plus à
savoir qui il faut blâmer en premier
pour cette situation (je pense que le
régime est le premier responsable). Mais
de savoir comment sortir de cette
spirale pour préserver la Syrie et le
peuple syrien.
Il est désolant de constater que
le porte-parole du Quai d’Orsay omet
l’appel du rapport à une solution
négociée pour affirmer (21 décembre)
seulement que :
« Le rapport de la commission
d’enquête confirme l’ampleur des
souffrances que doit endurer tout un
peuple en raison de l’obstination
criminelle d’un régime dont le seul but
est sa propre survie. Un tel régime n’a
plus aucune légitimité. Bachar Al-Assad
doit partir et laisser la place sans
délai à un gouvernement de transition
répondant aux aspirations légitimes de
liberté du peuple syrien. La France
appelle la Coalition nationale syrienne
à s’engager à ce que les groupes armés
qui lui sont affiliés respectent les
droits de l’Homme et le droit
international humanitaire. Tous les
coupables sans exception des crimes
dénoncés par la commission d’enquête
devront répondre de leurs actes devant
la justice. »
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