Opinion
Terra Nova,
l'American Jewish Committee
et la guerre contre l'Iran
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Vendredi 8 juin 2012
Terra Nova est un « think tank
progressiste indépendant » (sic), situé
dans la mouvance du Parti socialiste
mais qui se glorifie d’une indépendance
consistant, le plus souvent, à mettre en
cause les positions trop « dogmatiques »
(c’est-à-dire trop à gauche) des
socialistes. Et qui leur conseille,
entre autres, de prendre leurs distances
à l’égard des classes populaires
réactionnaires et lepénistes (lire
Alexander Zevin, «
Terra Nova, la “boîte à idées” qui se
prend pour un think tank », Le
Monde diplomatique, février 2010).
Et, visiblement, Terra Nova
s’inquiète d’un infléchissement (tout
relatif) de la position du nouveau
gouvernement sur l’Iran. Celui-ci a été
signalé par George Malbrunot dans son
blog L’Orient indiscret, «
Laurent Fabius, réaliste sur le
Moyen-Orient » (30 mai) :
« Sur l’Iran, “il n’y a pas lieu
d’avoir compétition dans la
fermeté”, déclare Laurent Fabius.
Traduction pour les non initiés :
Paris n’en rajoutera plus en se
plaçant parfois au-delà des demandes
américaines sur le dossier du
nucléaire, ce qui revenait à épouser
les thèses va-t-en guerre de
Benjamin Nétanyahou, le Premier
ministre israélien. Comme s’en sont
plaints récemment au Washington
Post deux anciens de
l’administration américaine. Cela
étant, sur le fond, la France
restera ferme face à Téhéran, a
insisté le ministre des Affaires
étrangères, rappelant la double
approche française : “des sanctions
maintenues, et en même temps, des
canaux de discussion afin de
convaincre Téhéran de bouger”. »
Rappelons que, lors de son arrivée à
la présidence, Nicolas Sarkozy avait mis
ses pas dans ceux de George W. Bush et
qu’il avait fait savoir, à plusieurs
reprises, que les très relatives
ouvertures du président Barack Obama sur
le dossier iranien étaient trop
importantes ; la France, disait-il,
était la garante d’une fermeté dont
pouvait se féliciter le gouvernement
israélien. Pour mettre en œuvre cette
politique de fermeté, le dossier iranien
au ministère des affaires étrangères
avait été monopolisé par la direction
générale des affaires politique, le
département ANMO (Afrique du Nord —
Moyen-Orient) étant laissé à l’écart. Ce
qui caractérise la direction générale
des affaires politiques depuis au moins
une décennie, c’est qu’elle était
solidement aux mains de néoconservateurs
— des Américains avec un passeport
français comme aurait dit Eric Besson.
Des gens dont on dit, en matière de
plaisanterie dans les couloirs du Quai
d’Orsay, qu’ils n’ont jamais rencontré
un Iranien de leur vie. Son responsable
depuis juillet 2009 en est Jacques
Audibert. Cet homme est peut-être sur un
siège éjectable et la rumeur avait même
couru qu’il n’allait pas participer au
cycle de négociation sur le nucléaire
iranien qui a eu lieu en mai à Bagdad.
L’important n’est pas là.
L’infléchissement, même partiel, du
discours français inquiète tous les
néoconservateurs, de France, des
Etats-Unis et d’Israël et c’est le sens
du colloque organisé par Terra Nova : «
Peut-on stopper la prolifération
nucléaire en Iran à des fins militaires
? ». Le colloque est organisé avec l’American
Jewish Committee France.
Imagine-ton, un instant, Terra Nova
organisant un colloque sur la Palestine
(ou sur les révolutions arabes) avec une
organisation musulmane saoudienne ou
égyptienne, même avec sa filiale
française ? La directrice de l’AJC
Simone Rodan-Benzquen défend le
gouvernement de Nétanyahou et explique
benoîtement qu’il faut être
deux pour faire la paix et elle
s’émerveille : « En Israël, comment
ne pas voir l’évolution du Likoud qui
évoque aujourd’hui sans ambiguïté la
création d’un Etat palestinien ? »
Et ce colloque verra-t-il vraiment un
débat, ou ses conclusions sont déjà
écrites ? A part Jacques Audibert, y
participeront trois experts qui
méritent, si l’on peut dire, le détour :
— Michel Taubmann, présenté comme
journaliste et directeur de la revue
Building, mais qui, à ses moments
perdus s’emploie
à réhabiliter ce pauvre DSK victime
d’un odieux complot. Venu de l’extrême
gauche, c’est un néoconservateur assumé,
qui a défendu la guerre en Afghanistan
en 2001 et l’invasion de l’Irak en 2003.
Il a été le rédacteur en chef de la
revue néoconservatrice Le Meilleur
des mondes. Lui qui ne connaît à peu
près rien au Proche-Orient, ignore les
langues qu’on y parle, a commis une
biographie du président Ahamdinejad.
Il y affirme : « Ahmadinejad a
été choisi comme président de la
République en 2005, parce qu’il est
l’homme de l’affrontement avec les
démocraties et du combat pour la
destruction de l’Etat d’Israël. »
Une telle ignorance des affaires
internes iraniennes ne saurait
surprendre d’un tel expert. Et le fait
qu’aujourd’hui Ahmadinejad est mis sur
la touche et perd les élections
législatives en Iran l’amènera-til à
conclure que l’Iran va faire la paix
avec Israël ?
— Frédéric Encel, que le livre de
Pascal Boniface qualifie à juste titre
d’intellectuel faussaire, dont la seule
légitimité est celle que lui donnent des
médias complaisants. Partisan
fervent d’Israël, conseiller du
président du Conseil représentatif des
institutions juives de france (CRIF,
celui qui pense que le danger en France
ce n’est pas Le Pen mais Mélenchon),
intervenant régulier dans toutes les
initiatives communautaires, il est un
des experts (payé ?) d’une officine
israélienne, Réalité-UE, qui orchestre
une
préparation psychologique aussi bien
aux Etats-Unis qu’en Europe. Sur Encel,
on pourra lire mon court article, «
Apartheid », dans Le Monde
diplomatique de novembre 2000), et
l’article de Vincent Geisser dans «
Frédéric Encel ou l’irrésistible
ascension d’une géopolitique militante
et sécuritaire ».
— last but not least, Bruno Tertrais.
C’est le seul des trois dont on peut
dire qu’il connaît le dossier, même s’il
n’a jamais dissimulé ses positions assez
fortement anti-iraniennes. Il est aussi
parmi les experts officiels qui parlent
pour Réalités-EU, ce qui ne manquera pas
d’étonner.
Quelles conclusions ressortiront de
ces travaux ? Il n’est pas besoin d’être
devin pour le savoir. Mais quelques
questions se posent : que va faire un
représentant officiel Audibert dans
cette galère ? Défendra-t-il les
positions de l’ancien pouvoir ou de
l’actuel ? Est-il vraiment du rôle de
Terra Nova de défendre les positions des
néoconservateurs américains ? Est-ce sa
manière d’enrichir le débat intellectuel
en France ? Alors qu’un nouveau cycle de
négociations sur le nucléaire iranien se
prépare à Moscou, alors que
les néoconservateurs américains et le
gouvernement Nétanyahou multiplient les
critiques contre Obama et cherchent à
préparer l’opinion mondiale à la guerre,
Terra Nova rêve-t-il du temps où la
France socialiste faisait la guerre au
président égyptien Gamal Abdel Nasser,
le « nouvel Hitler », et pacifiait
l’Algérie ?
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