Opinion
Unilatéralisme
palestinien, unilatéralisme israélien
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Mercredi 1er août
2012
Le temps des vacances est aussi celui
de la lecture, le temps des livres et
des revues, de l’information « lente »,
plus approfondie. Le temps de rappeler
ce qui fonde les positions défendues
dans ce blog, parfois exprimées dans le
feu du temps médiatique et donc,
forcément, trop sommaires.
La lecture de la livraison du
printemps 2012 de
Journal of Palestine Studies,
une revue universitaire de haut niveau,
permet de revenir sur nombre de sujets.
Jean-Pierre Filiu analyse l’histoire des
Frères musulmans à Gaza, depuis leur
création, et leurs hésitations à entrer,
après l’occupation de juin 1967, dans
l’opposition ouverte aux forces
israéliennes. Noam Chomsky, dans
un long entretien, s’interroge sur
ses engagements, sur son rapport au
sionisme, à la question palestinienne et
à l’empire américain.
Mais deux autres textes retiendront
ici notre attention par leurs
implications sur l’avenir du conflit. Le
premier s’intitule « Western Interests,
Israeli Unilateralism, and the Two-State
Solution ». Il est signé de Neve Gordon
et Yinon Cohen ; le premier enseigne à
l’université Ben Gourion dans le Negev,
le second à l’université de Colombia.
Les deux auteurs rappellent que les
puissances occidentales se sont opposées
à la demande des Palestiniens d’une
adhésion de leur Etat comme membre à
part entière de l’ONU, dénonçant
l’initiative comme « unilatérale ». En
revanche, ces mêmes puissances font
preuve d’une étonnante placidité face à
l’unilatéralisme israélien qui se
manifeste par la colonisation et qui,
jour après jour, change la réalité sur
le terrain. Les chiffres donnés par les
deux auteurs sont terrifiants.
Le 30 octobre 1991, quand s’ouvre la
conférence israélo-arabe de Madrid, au
lendemain de la guerre contre l’Irak, on
comptait 132 000 colons dans la partie
occupée de Jérusalem, 89 800 en
Cisjordanie. Vingt ans plus tard, le
nombre total de colons a dépassé 500
000. Le gouvernement israélien invoque
souvent l’argument de la croissance «
naturelle » ; c’est un argument
fallacieux. Pour la Cisjordanie, si
l’augmentation avait été seulement due à
cette croissance naturelle de la
populatin, on compterait entre 113 000
et 166 000 colons ; or ils sont
aujourd’hui 313 000.
Une autre donnée soulignée dans
l’article concerne les juifs
ultra-orthodoxes. En 1991, on comptait
cinq colonies de juifs orthodoxes, avec
4230 habitants (soit 5 % des colons et 1
% des juifs orthodoxes en Israël).
Aujourd’hui, ce nombre a grimpé à 100
000 (soit un tiers des colons et 15% du
total des juifs orthodoxes). Pourquoi ?
Les gouvernements israéliens ont utilisé
le statut de cette population
particulièrement pauvre pour l’inciter à
se loger au-delà de la ligne verte –
logements à bas prix, aide sociale
spéciale, ouverture d’écoles othodoxes,
etc. La grande majorité des juifs
orthodoxes qui se sont installés en
Cisjordanie occupée ne l’ont pas fait
pour des raisons idéologiques et,
pourtant, ce transfert a eu des
conséquences politiques importantes :
les deux partis les représentants, le
Shas et Judaïsme unifié de la Tora
(seize députés en tout), rejettent
désormais avec beaucoup plus de force
l’idée de négociations, de retrait sur
les lignes de 1967 et la création d’un
Etat palestinien.
Enfin, le texte montre que le nombre
de colons qui s’installent chaque année
dans les territoires occupés (rappelons
que cette installation est, selon
les statuts de la Cour pénale
internationale, un « crime de guerre
») n’a pas varié en fonction de la
couleur des gouvernements – de droite,
travailliste ou de coalition. Si le
nombre a diminué à partir de 2000, c’est
avant tout dû à la seconde Intifada dont
ce fut l’une des réussites.
Comme le soulignent les auteurs en
conclusion, la décision du président
Obama et des puissances occidentales de
refuser l’entrée de l’Etat palestinien à
l’ONU crée les conditions pour un
changement de paradigme dans la solution
du conflit, le passage de la solution
des deux Etats à celle d’un seul Etat.
C’est à ce point que commence
l’article « Reconceptualizing the
Israeli-Palestinian Conflict : Key
Paradigm Shifts ». Il est écrit par Sara
Roy, de l’université de Harvard et l’une
des meilleures spécialistes de la
question palestinienne et notamment de
la bande de Gaza. Pour elle, tout le
processus de paix a été pensé en termes
politiques et non termes de droit
international et c’est pour cela qu’il a
échoué.
Et l’on assiste à un changement
fondamental dans la manière dont la
communauté internationale, ou en tous
les cas les pays occidentaux, voient le
conflit : elle accepte de fait la
fragmentation territoriale et
démographique de la Palestine. Cette
fragmentation est l’objectif principal
d’Israël. Roy cite ainsi une déclaration
d’avril 2007 du général Yair Golan, à
l’époque commandant des troupes
israéliennes en Cisjordanie : « La
séparation, et non la sécurité, est la
raison principale de la construction du
mur. On aurait pu atteindre la sécurité
de manière plus efficace et moins
coûteuse par d’autres moyens. ».
Cette séparation ne vise pas du tout la
création d’un Etat, mais la
fragmentation sans précédent du
territoire palestinien.
L’idée même que l’occupation était
réversible – à l’origine de toutes les
négociations – a maintenant été
abandonnée dans les faits, avec
l’acceptation de la politique de fait
accompli sur le terrain. D’autant plus
que, pour la majorité des Israéliens
désormais, la paix et l’occupation ne
sont pas incompatibles. L’auteure cite
l’analyste Jeff Halper : « Pour les
Israéliens, le conflit israélo-arabe a
été gagné et oublié depuis plusieurs
années, autour de l’année 2004, quand
Bush informa Sharon que les Etats-Unis
ne demandaient pas le retrait israélien
sur les frontières de 1967, mettant
ainsi un point final à “la solution à
deux Etats”, et quand Arafat mourut
“mystérieusement”. »
Désormais la communauté
internationale, accepte la vision
israélienne des relations entre Israël
d’un côté, Gaza et la Cisjordanie de
l’autre : ce n’est plus une relation
entre un occupant et un occupé, mais une
relation entre parties en conflit, régie
par les lois de la guerre. Ce point est
capital et rend improbable un changement
majeur dans l’attitude des gouvernements
américain et européens, incapables
d’échapper à cette vision.
Et il ne faut se faire aucune
illusion (j’exprime ici mon point de
vue) sur un éventuel changement de la
politique américaine, en cas de
réélection du président Obama.
Cette politique israélienne, rappelle
Sarah Roy, s’accompagne à la fois de
l’expulsion de populations entières – le
nombre de Palestiniens vivant dans la
vallée du Jourdain est passé, entre 1967
et aujourd’hui de 250 000 à 50 000 –, de
l’extension du travail des compagnies
minières israéliennes en Cisjordanie,
etc.
Sous nos yeux, la Palestine se réduit
petit à petit à une simple question
humanitaire. Il s’agit d’alléger les
souffrance des Palestiniens, provoquées
par l’occupation. Tout en acceptant,
comme à Gaza, de punir ces mêmes
populations quand elles votent mal.
Et, malgré ses déclarations
lénifiantes, l’Union européenne
poursuit, sans aucune honte,
sa politique de coopération avec Israël.
Ce qui faisait
dire à Leïla Shahid, déléguée
générale de la Palestine auprès de
l’Union européenne : « Sur le
terrain, Israël défie la communauté
internationale et détruit ce que
l’Europe nous aide à construire. Comment
expliquer alors qu’Israël demeure, et de
loin, le premier partenaire de l’Europe
dans la région ? Comment expliquer la
signature de plusieurs accords sans
contrepartie politique et alors même
qu’Israël prive un autre partenaire, la
Palestine, de mettre en œuvre ses
propres accords avec l’Union européenne
? Comment exiger des autres partenaires
de respecter leurs obligations pour
obtenir des bénéfices déjà accordés à
Israël, qui est pourtant responsable de
violations graves et répétées du droit
international ? Il revient à l’Union
européenne de tirer les conséquences de
ces questionnements afin de préserver
son rôle, sa crédibilité, et son image,
non seulement en Palestine, mais dans la
région, et au-delà. »
En conclusion, Sarah Roy voit quelque
espoir dans une montée de nouvelles
forces en Palestine, parallèlement au
printemps arabe, mobilisées dans des
formes de lutte non-violentes ; dans un
renforcement de la solidarité entre les
Palestiniens d’Israël et ceux des
territoires occupés ; dans la défense de
la revendication du droit au retour des
réfugiés.
Ce qui est sûr, c’est que
l’occupation se poursuivra tant
qu’Israël ne paiera aucun prix réel,
lourd, concret, au niveau local,
régional (changements dans le monde
arabe) et international (politique de
sanctions).
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