La maison du professeur Zeev Sternhell, rue Agnon à Jérusalem,
est aisément reconnaissable à son portail de fer à la vitre
cassée. Sternhell affirme que l’attentat aurait pu lui valoir
l’amputation des deux jambes. Heureusement, jeudi soir dernier,
lui et son épouse Ziva rentraient de l’étranger. Leurs valises,
laissées dans l’étroit chemin qui mène à la maison, l’avaient
séparé de l’engin piégé attaché à sa porte.
Le salon est rempli de fleurs et le téléphone
n’arrête pas de sonner. Les journaux citent les déclarations des
ministres. Sternhell, toujours hospitalisé, lie directement le
renoncement de l’Etat face aux exactions de l’extrême droite
dans les territoires au terroriste ou à l’organisation qui a
attenté à sa vie.
"De
quoi ces ministres parlent-ils ?",
demande-t-il quand le vice-premier ministre Haïm Ramon, à la
télévision, condamne le gouvernement qui craint « ces
voyous », comme les appelle Ramon.
"Qui est chargé des colonies illégales ? Vous ? Moi ? Qui est
responsable de cet Etat semi-autonome dans les territoires ? Des
groupes de colons y font ce qui leur chante. Des policiers et
des soldats réservistes rentrent chez eux avec un bras cassé.
Comment ont-ils pu laisser les choses se détériorer jusqu’à ne
plus rien contrôler en Cisjordanie ? J’ai dit à mes étudiants
que ne pas intervenir en faveur d’un enfant faible qui a besoin
d’aide revenait à aider l’enfant fort, à intervenir pour lui.
Quiconque ne fait pas respecter la loi et ne protège pas les
Palestiniens des colons qui les attaquent coopère avec les
voyous et les délinquants."
Les colons
répliquent que ce sont eux, l’enfant faible, en particulier
depuis l’évacuation de la bande de Gaza.
"Je
sais très bien ce que c’est que d’être un réfugié, et je
regrette que les colons de Goush Katif n’aient pas pu se
construire une nouvelle vie à l’intérieur de la ligne Verte.
Mais chaque fois que l’Etat fait un pas dans la bonne direction,
comme le retrait de Gaza, il se dépêche de consoler les colons
et de leur promettre que cela n’ira pas plus loin. Je suggère
une alternative à la propriété exclusive sur la terre qui
justifie l’occupation. Elle se fonderait sur une perception
rationnelle des droits universels, en particulier du droit à la
liberté et à la dignité, y compris pour les Palestiniens. C’est
cette approche social-démocrate qui a donné forme à l’Europe du
XXe siècle. Cela renforcerait le sionisme, au contraire de la
prétention à l’exclusivité sur toute la Terre d’Israël, qui
refuse les droits de l’autre, menace l’idéal sioniste et
constitue une recette éprouvée pour aller au désastre."
L’extrême droite
et les colons sont-ils antisionistes ?
"Evidemment.
La droite qui défend le Grand Israël est la vraie entité
post-sioniste. Quiconque soutient l’occupation, c’est-à-dire
l’Etat binational, n’est pas sioniste. Cela peut aussi être dit
des politiciens qui traînent les pieds dans les négociations
dont l’objectif est une solution à deux Etats. Ils remettent
cette solution aux Calendes grecques, et mettent ainsi en danger
l’avenir de l’Etat juif."
Allez-vous
utiliser cet attentat pour accroître votre influence ?
"Mon
rôle est de critiquer. Je n’ai aucunement l’intention de revenir
en politique. Je suis heureux que ma blessure ait choqué le
gouvernement et la Knesset. Mais que reste-t-il de l’assassinat
de Rabin, qui avait causé un choc beaucoup plus grand ? Un jour
de commémoration par an. Les politiques doivent déclarer la
guerre à l’extrême droite et à l’occupation (là où ces
moustiques se nourrissent). Autrement, ils ne mériteront pas une
note en bas de page de l’histoire."
En tant que
membre de la gauche sioniste et historien spécialisé dans le
fascisme du XXe siècle, êtes-vous satisfait du rôle de la gauche
israélienne dans son affrontement avec la droite ?
"La
gauche israélienne n’a rien fait. Il y a des gens bien, comme
[le député travailliste] Ophir Pines et [la ministre
travailliste de l’éducation] Youli Tamir, mais ils n’ont aucune
influence sur leur parti. Personne ne tente d’imaginer un avenir
de paix ou de progrès social. Au lieu de cela, les forts
deviennent plus forts, les faibles plus faibles, au moment même
où le mythe du marché roi s’écroule autour de nous et supplie
les Etats d’intervenir pour le sauver. C’est maintenant que la
gauche doit s’élever, proclamer sa différence et nous rappeler
que l’idéologie de droite est un échec complet qui n’offre pour
perspective que le désastre politique, social et économique. Un
parti de gauche digne de ce nom devrait être en train de crier
sur les toits."
Dans une
interview à Ha’aretz il y a 6 mois [1],
vous disiez que l’avenir de vos enfants et de vos petits-enfants
ne paraissait pas assuré.
"Je
crains qu’à moins d’un changement immédiat, dans 50 ans, mes
petites-filles n’aient plus aucune raison de vivre en Israël. Si
nous sommes condamnés à être une minorité dans un Etat
multinational, pourquoi vivre à Tel Aviv plutôt qu’en
Californie ? Ce serait pour cela que nous aurions consenti tant
de sacrifices ? Nos petits-enfants ne comprendront pas la
justification de la situation coloniale que nous aurions ici.
C’est cela, le plus grand danger pour notre société.
En dépit des difficultés que ma génération a connues, nous
étions toujours accompagnés pas l’espoir en un avenir meilleur.
Mes étudiants n’ont pas le sentiment que l’année à venir sera
meilleure, ils pensent que demain est incertain. Nous croyions
en la justesse de notre chemin. Aujourd’hui, les jeunes ont la
conviction que tout s’écroule. L’occupation pourrit notre
société. Les violences terribles dans les territoires se
déversent à l’intérieur de la ligne Verte. Cela est inévitable :
il ne peut pas y avoir des critères différents, des lois
différentes sans que cela n’affecte toute notre société. Je ne
recherche pas la justice absolue, seulement la fin d’un
apartheid de facto. Je veux seulement que soit créée une société
dont les générations futures n’auront pas honte."