Il n’est
pas fortuit que le Dr Matti Steinberg ait décidé de conclure son
livre sur la conscience nationale palestinienne par un verset tiré
des sources du judaïsme :
“Béni soit
celui qui ne parle pas seulement de paix avec sa langue, et qui a
dans le coeur la paix pour tous. Maudit soit celui qui parle de
paix avec sa langue, mais qui n’a pas de paix dans le coeur”
(Enoch, 2). Dans ce que raconte Steinberg, ceux qui ne parlent de
paix qu’avec la langue ne parlent pas nécessairement arabe, et
ceux qui ont la paix au coeur ne sont pas forcément juifs.
“Il
n’y a pas d’Autre, en termes de nation, avec qui nous soyons
plus intimes que le Palestinien, écrit Steinberg",
ancien conseiller de trois chefs du Shin Bet. “Peut-être
nous enseigneront-ils quelque chose sur nous-mêmes.” Matti
Steinberg, expert en islam et Moyen-Orient, diplômé de
l’Université hébraïque de Jérusalem, est considéré comme
l’un des spécialistes les plus éminents au monde du mouvement
national palestinien.
Steinberg
souhaite, en quelque sorte, réagir à Montaigne qui conseillait
de s’examiner soi-même et de consacrer à l’étude de soi le
même temps qu’on consacre à examiner les autres et à connaître
ce qui se trouve à l’extérieur de soi. Il ne s’est pas
contenté d’études universitaires du conflit et de son
histoire. Pendant plus de vingt ans, il a tenté d’ouvrir les
yeux de premiers ministres, de ministres, de chefs du Shin Bet et
d’officiers supérieurs de l’armée. Mais il n’y pas une
once de romantisme pacifiste dans son acrimonie. “Même
si l’on parvient à une paix avec les Palestiniens, cela
n’annoncera aucune ère idyllique, mais il y a une grande différence
entre une situation tolérable et une situation intolérable.
Eviter, ou ne pas vouloir payer le prix d’une colonie constitue
pour Israël un danger beaucoup plus grand pour son existence en
tant qu’Etat juif démocratique que céder une partie d’un
territoire, écrit-il.
S’appuyant
entièrement sur des sources de première main en arabe, le livre
de Steinberg (Face à leur destin - La conscience
nationale palestinienne 1967-2007, en hébreu) raconte sur le
conflit israélo-palestinien une histoire très différente de
celle que la plupart des Israéliens aiment à se raconter. La
capacité de Steinberg à pénétrer dans le coeur et l’esprit
de nos voisins le mènent à une conclusion tranchée : une
paix non équitable est condamnée à l’échec. Si un accord est
conclu en vertu de la domination écrasante de l’un des côtés
(c’est-à-dire Israël) il ne tiendra pas longtemps. Steinberg
balaie délibérément le gouvernement actuel, qui perd le peu de
temps qui lui reste dans des marchandages inutiles sur le prix de
la paix.
“Les
bonnes intentions, quand elles demeurent à l’état
d’intentions, mèneront à l’enfer et au chaos”, écrit-il.
Depuis 20 ans, depuis que le Conseil national palestinien a décidé
d’adopter la résolution 242 du Conseil de sécurité des
Nations unies, Steinberg affirme à qui veut l’entendre (et à
ceux qui ne le veulent pas) que la paix a un prix clair : les
frontières du 4 juin 1967.
Le
big bang
Steinberg a
fait connaissance avec la question palestinienne en juin 1967, immédiatement
après la fin de la guerre des Six jours, quand son unité de
blindés traversait Gaza par sa rue principale en rentrants chez
elle. Il se rappelle : “J’étais alors un
conscrit de 20 ans, j’étais empli d’un sentiment de mission
accomplie et de trancendance, comme si nos ennuis étaient terminés
et que, à partir de cet instant, nous aurions la sécurité et la
paix. Cette tranquillité, et avec elle ma conscience, ont volé
brutalement en éclats avec le déclenchement d’une fusillade.
J’ai compris alors qu’une ère du conflit israélo-arabe était
terminée et qu’en commençait une autre, pas plus réglée et
pas moins exigeante.” Le livre, dit-il, est le résultat du
choc qui l’a secoué, il y a 40 ans.
Q. Dans une
interview à Ha’aretz en août 2002, au plus haut de la deuxième
Intifada, Moshe (Bogey) Ya’alon, qui venait d’être nommé
chef d’état-major, déclarait qu’Israël devait “graver
dans la conscience palestinienne et arabe l’idée que le
terrorisme et la violence ne nous feront pas plier”. En tant
que conseiller auprès du Shin Bet pour les affaires
palestiniennes, qu’avez-vous pensé de cette conception ?
R. J’ai
demandé alors, et je me demande toujours aujourd’hui, comment
il est possible de persuader une majorité de l’opinion
palestinienne qu’ils n’atteindront pas leur objectif par le
terrorisme si l’on ne fait aucune ouverture politique parallèlement
à une action militaire. Ce genre d’approche “de gros” à
l’égard de tous les Palestiniens sans distinction a bien réussi
à graver quelque chose dans la conscience palestinienne. Sauf que
ce fut le contraire de ce qui était prévu. C’est l’extrémisme
qui a prévalu, et avec lui un coup très dur porté aux espoirs
du camp palestinien pragmatique et la montée en flèche de
l’influence et de la force du Hamas. En faisant une démonstration
excessive du “prix de la perte”, nous avons acculé notre
adversaire dans un coin de conscience très étroit où l’on
pense qu’il n’y a plus rien à perdre. Cela a pavé la route
à une large légitimation des attentats suicides, y compris de la
part du Fatah, légitimation qui n’existait pas auparavant.
Il faut d’ailleurs remarquer que la déclaration de Bogey est
intervenue environ six mois après l’adoption de l’nitiative
de paix arabe par le sommet arabe à Beyrouth. Dans cette
initiative, le monde arabe, y compris l’Autorité palestinienne,
exprimait explicitement son souhait d’en finir avec le conflit
et d’établir des “relations normalisées” avec Israël sur
la base des frontières du 4 juin 1967. Peut-être le rejet total
par Israël de l’initiative arabe montre-t-il que c’est dans
notre conscience à nous qu’il faut graver quelque chose.
Q. Les
partisans de la théorie de la “gravure dans la conscience des
Palestiniens” rejettent l’hypothèse sous-jacente que vous et
d’autres avez avancée, selon laquelle Arafat et son camp étaient
réellement “pragmatiques”.
R. Je sais
bien que Ya’alon, le général (réserve) Amos Gilad, qui
dirigeait le département recherche au sein du Renseignement
militaire, et d’autres, affirment aujourd’hui qu’Arafat
n’a jamais voulu d’une paix fondée sur la solution de deux
Etats. Mais en 1996, quand j’ai écrit une biographie politique
d’Arafat, personne n’est venu me voir pour réfuter ce que
j’avais écrit. Je n’ai eu aucune discussion avec Bogey, que
je rencontrais souvent alors qu’il était àl’état-major, sur
l’idée selon laquelle le “big bang”, c’est-à-dire la 2e
Intifada, était inévitable. Pour lui, il allait se produire
parce qu’Arafat ne souhaitait pas la paix, alors que pour moi,
la disparition de l’espoir en une solution pacifique allait éroder
son désir de parvenir à un accord.
Pendant tout ce temps-là, Bogey a préféré se tourner vers des
négociations avec les Syriens. Je lui ai dit qu’Arafat allait
interpréter cela comme un manquement à une parole donnée et hâterait
l’explosion. Il faut se demander si le fait de rejeter toutes
les responsabilités sur l’impuissance d’Arafat n’est pas en
réalité une projection de notre propre inefficacité intérieure,
avec pour résultat la difficulté de parvenir à une vraie décision.
Quand des gens prétendent qu’il n’y a pas de partenaire, en
particulier après la déclaration de l’Initiative arabe, cela
sert à cacher le fait que c’est nous qui ne sommes pas un
partenaire.
Q. Vous
faites sans doute allusion à Ehoud Barak, qui a concocté cette
formule après l’échec de Camp David. Certains affirment
c’est vous qui l’aviez persuadé que les Palestiniens se
contenteraient de 92% de la Cisjordanie.
R. C’est
un non-sens absolu, sur le plan des faits. Un vendredi matin, peu
avant le sommet de Camp David de juillet 2000, Barak m’a envoyé
le projet de son plan d’accord définitif, en me demandant mes
remarques en urgence. Je lui ai répondu que j’observait le
Shabbat, mais il a insisté en disant que c’était une question
de vie ou de mort. Dans un document daté du 17 juin 2000, j’ai
souligné que les Palestiniens considéreraient sa déclaration
qui reconnaissait que “la démarcation des
frontières se fonder[ait] sur le principe des lignes du 4 juin
1967”, comme une innovation majeure du côté israélien.
J’ai ajouté : “Ils vont penser, par
exemple, que les exceptions que le projet nomme ‘arrangements spéciaux’
servent en réalité à vider cette innovation de sa substance, et
qu’il allait falloir les rassurer sur ce point.” Ces allégations
dont vous parlez sont également absurdes sur le plan de la
logique, car ce sont ceux-là mêmes qui les répandent qui font
croire qu’il n’existe aucune possibilité d’accord, même en
leur cédant 100% de la Cisjordanie.
Q. Quel
impact l’affirmation selon laquelle “il n’y a pas de
partenaire” a-t-il eu sur les négociations ?
R. Barak et
les co-auteurs de la conception “pas de partenaire”, Ariel
Sharon et Shaul Mofaz, ont causé des dégâts incalculables. Pour
un premier ministre, déclarer “qu’il n’y a pas de
partenaire” revient à donner des directives aux échelons opérationnels
pour agir sans discrimination, à la fois contre ceux qui veulent
un accord et contre ceux qui n’en veulent pas. En pratique, la
conséquence de cette approche a été de ne faire aucune différence
entre Jibril Rajoub qui, sur les ordres d’Arafat, avait agi sans
relâche contre le Hamas entre 1997 et 2000, et des personnalités
du Hamas comme [Sheikh Ahmed] Yassin et [Salah] Shehadeh. Cela a
mené directement à la destruction de l’Autorité
palestinienne, à la montée de l’influence iranienne et au désengagement
unilatéral. L’approche du “gravage dans la conscience
palestinienne et du “il n’y a pas de partenaire” a vidé de
ses forces le centre palestinien, et le vide a fini par être
rempli par le Hamas et d’autres groupes du front du refus. Le désengagement,
par sa forme grossière, a mis dans le pétrin ceux avec qui il était
possible de parvenir à un accord qui mettrait fin au conflit. Au
bout du compte, cela pourrait mener à la fin d’Israël en tant
qu’Etat juif et démocratique et à son glissement vers une
situation bi-nationale désastreuse.
Q. Avez-vous
essayé de parler de cela avec Barak ?
R. J’ai
expliqué les dangers qu’impliquait cette déclaration, mais je
me suis senti comme le petit Hollandais qui mettait le doigt dans
la digue [pour colmater et endiguer l’eau, ndt], sauf que là,
cela n’a servi à rien, l’eau s’est engouffrée et a tout
submergé. L’ennui, c’est que, étant le facteur dominant sur
le plan militaire, nous avons la puissance pour faire arriver les
choses, corroborant ainsi a posteriori des conceptions fausses au
départ. J’ai dit alors, et je le dis dans mon livre,
qu’Arafat , et avec lui Mahmoud Abbas et l’écrasante majorité
de l’opinion palestinienne, étaient ou sont des partenaires
pour une solution à deux Etats sur la base des frontières du 4
juin 1967.
Leur raisonnement est que les Palestiniens ont déjà payé un
prix intolérable en perdant 78% de leur territoire entre la
Jordanie et la Méditerranée avec la création d’un Etat
d’Israël dans les frontières de la ligne Verte. Les 22%
restants, la Cisjoranie et la bande de Gaza, sont comme
“l’agneau du pauvre” (Samuel II, 12), auquel ils doivent
s’agripper, et advienne que pourra. D’autant que l’intérêt
national palestinien s’appuie sur la résolution 242 du Conseil
de sécurité des Nations unies, ainsi qu’elle a été appliquée
dans le cas de l’Egypte et ainsi qu’elle est interprétée par
Israël dans les négociations avec la Syrie sur le Golan. Si Israël
a des revendications justes et raisonnables, la charge de la
preuve lui incombe, et là aussi, les changements interviendront
dans le cadre d’échanges de territoires.
Les
dangers du vide
Q. Vous
avertissez Israël de sa possible liquidation en tant qu’Etat
juif et démocratique. Mais en accédant aux exigences des
Palestiniens qui demandent que soit reconnu le droit au retour, le
résultat serait le même.
R.
Fondamentalement, le marchandage a été et demeure le droit au
retour contre le Mont du Temple, comme je l’ai expliqué à
Barak en réagissant à son projet de plan pour Camp David. J’ai
expliqué que le droit à l’existence du pauvre petit Etat
palestinien dépendait de la possession du Mont du Temple et que,
sans cela, Arafat ne renoncerait pas au droit au retour et qu’on
pouvait s’attendre à l’échec des négociations. Bien
qu’ayant présenté tous ces avertissements, je n’aurais
jamais imaginé que Barak aurait exigé la souveraineté sur tout
le Mont du Temple. Le résultat a été l’échec des négociations
stratégiques, sans lesquelles aucun accord n’était possible.
Dans le projet de Barak, il y avait des lacunes extrêmement
dangereuses, en particulier concernant la Vieille Ville de Jérusalem
et le Mont du Temple. J’ai écrit qu’Arafat devait obtenir une
amélioration du statu quo, ce qui lui aurait donné une
souveraineté de facto sur le Mont du Temple : pas de drapeau
israélien hissé, et une responsabilité israélienne en termes
de sécurité éloignée des lieux. Arafat s’inquiétait d’une
possible “hébronisation” du Mont du Temple (à Hébron, Israël
a d’abord réparti les jours de culte au Tombeau des
Patriarches, pour finir par s’emparer de la totalité des
lieux). J’ai averti que ces lacunes pouvaient faire imploser la
structure interne de l’accord proposé et causer l’échec des
négociations. J’ai recommandé de laisser ouverte une troisième
voie qui pourrait permettre de remettre les pourparlers sur les
rails, par exemple en laissant se faire le 3e redéploiement prévu
par les accords d’Oslo, et aussi de faire attention à ne pas
laisser que deux possibilités : soit Arafat acceptait ce
qu’Israël lui dictait, soit nous avions le “big bang”.
Q.
Pensez-vous que Mahmoud Abbas signerait un accord de paix sans le
droit au retour ?
R.
L’initiative de paix arabe, telle qu’elle a été adoptée à
Beyrouth en mars 2002 en tant que plan du monde arabe, stipule :
“Une solution juste au problème des réfugiés
palestiniens en accord avec la résolution 194 de l’Assemblée générale
des Nations unies.” Le droit au retour n’est pas mentionné
explicitement et la résolution 194 est de facto vidée de sa
substance par le fait que la solution dépend de l’accord
d’Israël (qui dispose donc d’un droit de veto) et qui doit ne
s’appliquer que dans le cadre de l’Etat palestinien [1].
Pour cela, les Palestiniens ont besoin de territoires pour
accueillir certains des réfugiés. Il est impossible d’exiger
d’eux des coupes claires dans le territoire de Cisjordanie et à
la fois exiger qu’ils résolvent le problème du retour à leurs
seuls dépens.
Cette initiative a été présentée par Nabil Sha’ath au secrétaire
d’Etat américain Colin Powell du temps d’Arafat, et Abbas a
recommencé en présence de du président Bush lors de sa visite
à Washington en juillet 2003. Depuis juillet 2002, tous les
sommets arabes réitèrent la proposition, année après année.
Avec cette initiative, Israël dispose d’une base bien
meilleure, dont nous n’aurions pas osé rêver ces dernières décennies,
pour reprendre les négociations et parvenir à un accord à deux
Etats.
Q.
Qu’arrivera-t-il si Israël n’en profite pas ?
Si nous ne
nous engageons pas dans cette voie, le conflit national aura également
la dimension d’un conflit pour les droits civiques. L’exigence
de droits civiques pour les Palestiniens se renforcera et trouvera
du soutien dans la communauté internationale. Si cette exigence
est satisfaite, cela signera la fin du sionisme et de l’Israël
que nous connaissons. Il n’est pas surprenant que l’opposition
palestinienne emmenée par le Hamas, ainsi que le Hezbollah et
l’Iran, soient violemment opposés à l’initiative arabe.
Paradoxalement, les plus extrémistes des Arabes et des
Palestiniens souhaitent voir toutes les colonies rester en place,
car cela empêche toute possibilité de division territoriale, et
les différences entre les habitants des territoires occupés et
les Arabes d’Israël s’estomperont. Résultat : Bogey, à
partir d’un point complètement opposé, se retrouve sur la même
ligne qu’Azmi Bishara (député arabe de la liste Balad).
Le
grand paradoxe
Q.
Pensez-vous que le Hamas finira par accepter l’existence
d’Israël ?
R. Mes
analyses sur le Hamas et sur les dilemmes auxquels il est confronté
ont pour source les écrits du Hamas et se fondent essentiellement
sur la théorie de Max Weber, le “père des sciences
sociales”. Weber a analysé le conflit interne auquel est soumis
un mouvement entre une idéologie radicale et son sens de la
responsabilité envers sa population. Cette tension existe
aujourd’hui, bien que le Hamas soit déjà moins hostile à une
fitna (guerre civile), car cela ne serait pas perçu comme un
torpillage d’une occasion politique, cette occasion n’étant
pas présente.
La marge de manoeuvre du Hamas se restreint à la seule “gestion
de conflit”. Ceci posé, il ne peut accepter un cessez-le-feu ou
une trêve que si cela lui offre un répit d’une durée plus ou
moins longue. De cette façon, le Hamas réconcliie son adhésion
à ses valeurs religieuses avec sa responsabilité envers la
population. Mais sa marge de manoeuvre s’arrête là : il
ne peut pas franchir le Rubicon et atteindre le modèle de la résolution
du conflit. Le Hamas se dira toujours en faveur d’un Etat
palestinien dans les frontières de 1967, mais n’ajoutera jamais
“à côté de l’Etat d’Israël et dans le cadre d’un
accord avec lui.” Car un accord politique, que la majorité de
l’opinion palestinienne souhaite, est le grand ennemi du Hamas.
Itzhak Rabin avait compris la menace que représentait le Hamas.
Ce fut, je pense, le facteur principal qui a déclenché son
changement d’attitude à l’égard de l’OLP. Il a fini par se
rendre compte que s’il ne parvenait pas à un accord avec
l’OLP, il se retrouverait face au Hamas. Il est allé à Oslo
“plus par haine de Haman que par amour pour Mardochée’, comme
on dit. D’où son attitude ambivalente vis-à-vis d’Arafat.
Q. Vous
dites dans votre livre que les accords d’Oslo ont été une
grave erreur.
R. Et cette
opinion s’est renforcée à la suite du massacre de Goldstein en
février 1994 [quand un colon, Baroukh Goldstein, a abattu 29 fidèles
musulmans dans la mosquée du Tombeau des Patriarches à Hebron],
et je l’ai aussi fait savoir à Rabin. Lors d’une réunion que
nous avons eue chez lui avec quelques experts, deux ou trois
semaines après le massacre, je lui ai dit que la poursuite du
processus d’Oslo allait augmenter les frictions et éroder ce
qui restait de confiance chez les Palestinens. J’ai suggéré de
passer directement au stade des négociations sur un statut définitf,
alors que plus grande partie de la Cisjordanie était encore entre
nos mains, et de ne pas attendre qu’Israël soit privé de ses
atouts territoriaux en appliquant des accords intérimaires. Mes
informations sur les débats au sein du Hamas indiquaient que ceux
qui défendaient les attentats suicides contre des civils à
l’intérieur d’Israël (en représailles au massacre, oeil
pour oeil, dent pour dent) prenaient le dessus. J’ai pensé que
des pourparlers sur un accord final les dissuaderaient, car ils
seraient perçus par l’opinion palestinienne comme ceux qui
feraient échouer toute possibilité de parvenir à un Etat
palestinien.
Rabin a écouté très attentivement et et fit immédiatement la
remarque que, lors d’un entretien téléphonique avec Arafat
avant notre réunion, il avait lui-même proposé l’idée de
passer directement à un accord définitif. A la fin de la réunion,
j’ai compris que, même si Rabin trouvait l’idée logique,
elle n’était pas réalisable, compte tenu de la politique intérieure.
Il faisait la distinction entre politique politicienne et
diplomatie. Au cours de la réunion, j’ai vu de quoi il parlait.
Vers minuit, on l’informa que sa coalition gouvernementale
n’avait pas la majorité à la Knesset et il dit qu’il devait
se dépêcher pour voter une proposition de loi.
Dès lors, nous étions pris dans un cercle vicieux. Plus
l’opposition intérieure se renforçait en Israël, après le
massacre de Goldstein, l’assassinat de Rabin et les attentats
suicides palestiniens, plus les attentes des deux côtés du
processus d’Oslo diminuaient, et moins les deux côtés étaient
prêts à payer le prix de conflits et de schismes internes. Des
deux côtés, on a préféré amadouer l’opposition intérieure
plutôt que l’affronter. Ce choix a coûté très cher aux deux
côtés, ce qui a condamné le processus d’Oslo : d’un côté,
doublement du nombre des colons pendant les années Oslo, de
l’autre la politique dite “des portes à tambour”
(arrestations de Palestiniens suspects d’actes terroristes par
les services de sécurité de l’Autorité palestinienne, puis
libérations immédiates, ndt).
Q. En tant
que conseiller pour les affaires palestiniennes auprès du chef du
Shin Bet pendant cette période, comment expliquez-vous le fait
qu’il y a eu une diminution rapide des attentats précisément
au moment où Benjamin Netanyahou était premier ministre ?
R. Le
terrorisme a effectivement décliné de façon spectaculaire à
cette époque, non pas grâce à Netanyahou, mais malgré
Netanyahou. Pendant son mandat, à partir de 1997, une coopération
militaire s’était mise en place entre notre appareil de sécurité
et l’appareil palestinien. Cela a été possible parce que, très
paradoxalement, il y avait encore pendant son mandat une attente
politique qui a permis à l’Autorité palestinienne de rallier
l’opinion publique contre quiconque tentait de torpiller le
processus politique, à sa voir le Hamas et le Jihad islamique. Le
fait que Netanyahou avait signé l’accord sur Hebron et
l’accord de Wye Plantation faisait encore rougeoyer la braise
politique. Tant que l’Autorité palestinienne a pu envoyer à
son opinion le message que l’espoir existait encore, elle a pu
combattre le terrorisme et agir efficacement contre le Hamas. Voilà
ce qui explique le calme qui a régné durant cette période.
Le Hamas se souvient de cela comme d’une période sombre, où
ils ont été à deux doigts de la fitna. Les archives des frères
Awadallah, qui dirigeaient la branche militaire du Hamas en
Cisjordanie (archives saisies par Israël en 1998) montrent
clairement l’efficacité des services palestiniens de sécurité.
Les archives comprennent une lettre de Sheikh Yassin ordonnant au
Hamas en Cisjordanie de n’utiliser sous aucun prétexte des
armes à feu contre l’Autorité palestinienns, même s’ils étaient
menacés par des armes. La situation du Hamas auprès de
l’opinion palestinienne était si fragile que Sheikh Yassin a
cru qu’une fitna initiée par l’Autorité palestinienne aurait
le soutien de la population dans son ensemble, alors qu’une
fitna à l’initiative du Hamas porterait un coup fatal à
l’organisation.
Q.
L’establishment israélien de la défense porte le déclin du
terrorisme, ces deux dernières années, au crédit des
assassinats ciblés, de la clôture de sécurité et des check
points.
R. Je n’ai
jamais été contre la liquidation de “bombes à retardement”,
ni contre des actions contre qui veut nous tuer. Mais quiconque
avance des preuves tirées de ces deux dernières année prend
l’histoire à l’envers et transforme l’effet en cause. Après
que nous avons appliqué à la lettre l’approche “pas de
partenaire” dès le début de la 2e Intifada, un vide s’est créé
qui a bénéficié au Hamas et au Jihad islamique. Je n’en ai
pas après les niveaux opérationnels. Ils font ce qu’ils savent
faire. Mais j’aurais espéré des chefs du renseignement
qu’ils soient bien conscients de la différence entre tactique
et stratégie, et qu’ils laissent une marge de la manoeuvre à
la diplomatie au lieu de la réduire à la paralysie. C’est la
différence entre des responsables du renseignement et les niveaux
subalternes. Sinon, à quoi servent-ils ?
Q. A quoi
faites-vous allusion ?
R. Par
exemple, dans une interview à Haaretz, Amos Yadlin, directeur du
renseignement militaire, s’est focalisé sur les menaces sécuritaires
auxquelles le pays était confronté, mais a totalement passé
sous silence le perte d’interlocuteur pour résoudre la question
des deux Etats et le glissement d’Israël vers une situation
bi-nationale. Et il n’a mentionné à aucun moment
l’initiative de paix arabe. J’en veux beaucoup à l’échelon
politique qui fait de l’action militaire l’alpha et l’omega,
nous plongeant ainsi de manière irréversible dans une situation
bi-nationale catastrophique. La menace principale n’est pas
militaire, mais il n’empêche qu’elle est grave et
existentielle. En l’absence de cadre diplomatique concret, les
actions militaires peuvent affaiblir le Hamas sur le plan matériel,
mais elles le renforcent politiquement et symboliquement. Avi
Dichter, quand il dirigeait le Shin Bet, insistait beaucoup pour
avoir des “résultats immédiats et visibles”. Je pensais que
toute action militaire devait être examinées sous l’angle de
ses conséquences.
Q. Quel
serait le résultat de cet examen ?
Un débat
sur les conséquences pourrait nous dissuader d’effectuer des opérations
militaires susceptibles de mener à des situations irréversibles.
Mais non. Les choses deviennent sens dessus-dessous et les échelons
opératifs, par le seul poids cumulatif de leurs actions
tactiques, mènent, presque par inadvertance, à la pire des
situations stratégiques pour Israël. J’ai suggéré de mettre
en place une équipe chargée d’étudier les assassinats pas si
ciblés que cela, équipe qui, en plus d’étudier les résultats
immédiats attendus, en examinerait aussi les répercussions sur
le plan stratégique. Ma proposition a été rejetée, puis, le 14
janvier 2002, s’est produit l’assassinat de Raed Karmi
[dirigeant du Tanzim], qui n’était pas à l’époque une
“bombe à retardement” et qui respectait le cessez-le-feu. La
conséquence fut que le Fatah rejoignit les rangs des kamikazes et
cela força Israël à mener l’opération Rempart [printemps
2002] qui détruisit les infrastructures du gouvernement
palestinien. Cela ouvrit la voie au Hamas qui remplit le vide, et
aussi à la fin de ma collaboration avec le Shin Bet.