A la fin de mon entretien avec Sari Nusseibeh,
dans l’hôtel American Colony à Jérusalem Est, le très respecté
président de l’université Al-Qods - et co-auteur de l’initiative
« La Voix des Peuples », un plan de paix formulé conjointement
avec Ami Ayalon, ancien chef du Shin Bet [1],
dit qu’il ne serait pas surpris si un habitant palestinien de
Jérusalem se présentait aux élections municipales de novembre
prochain. Ce candidat ne se présenterait pas en tant que
représentant de la seule Jérusalem, mais au nom de tous les
Palestiniens des territoires occupés, souligne Nusseibeh.
"Alors, pourquoi ne le
faites-vous pas ?“. Sari Nusseibeh, 59
ans, fils d’Anouar Nusseibeh, ancien ministre jordanien, ne
sourit pas. "C’est possible",
dit ce professeur de philosophie musulmane, qui a brièvement
remplacé Fayçal Husseini, il y a quelques années, en tant que
représentant palestinien de Jérusalem Est au sein du
gouvernement palestinien. "Tout est
possible."
L’opinion de Nusseibeh selon laquelle le
« château de cartes » d’Oslo avait commencé à s’effondrer s’est
confirmée cette semaine. En effet, selon Ha’aretz (information
non démentie par le cabinet du premier ministre, ndt), Olmert
avait fait une dernière offre de paix : Israël annexerait 7% de
la Cisjordanie compensés par un territoire dans le Néguev qui
représenterait 5,5% de la Cisjordanie ; un accord sur l’avenir
de Jérusalem serait reporté à plus tard ; il n’y aurait pas de
droit au retour de réfugiés palestiniens en Israël ; tout ce
plan ne serait mis en œuvre qu’une fois le Hamas éjecté du
pouvoir dans la bande de Gaza.
Nusseibeh dit très bien
savoir ce qui se passe au cours des négociations ou, plus
précisément, ce qui ne se passe pas. Pendant plus de 20 ans, la
direction palestinienne a tenté de convaincre son peuple
d’accepter un Etat dans les frontières du 4 juin 1967, alors
qu’Israël anéantit cette option. Nusseibeh explique :
"On ne peut pas négocier un accord définitif
sans parler de Jérusalem. Cet accord comprend en premier lieu,
je pense, Jérusalem et les réfugiés. Si l’on remet Jérusalem à
plus tard, on remet à plus tard les réfugiés. En réalité, on ne
traite pas le problème. Il faut discuter de ces questions, et
c’est là exactement que le marchandage doit avoir lieu."
Sari Nusseibeh, le Palestinien laïque, le
symbole de la modération, le partenaire d’Ami Ayalon, est-il en
train d’enterrer la solution à deux Etats ?
"Je suis toujours en faveur
d’une solution à deux Etats et je persisterai, mais dans la
mesure où l’on se rend compte qu’elle n’est plus pratiquable ou
bien que cela n’aura pas lieu, on commence à réfléchir aux
alternatives. J’ai le sentiment qu’il y a deux trajectoires
opposées. D’un côté, il y a ce que les gens disent et pensent,
des deux côtés. On a l’impression que le temps va bientôt
manquer, que si l’on souhaite une solution à deux Etats, il faut
qu’elle intervienne très vite. Mais de l’autre, si l’on observe
ce qui se passe sur le terrain, en Israël et dans les
territoires occupés, on voit que les choses prennent une
direction inverse, comme si elles étaient déconnectées de la
réalité. La réflexion va dans une direction, la réalité dans une
autre."
Pour Nusseibeh, la lutte
pour une solution à un seul Etat pourrait prendre une forme qui
ressemblerait à certaines des luttes non-violentes menées par
des groupes ethniques opprimés, ailleurs :
"Nous pouvons nous battre pour l’égalité des
droits, le droit à l’existence, le retour et l’égalité, et il
pourrait y avoir un mouvement pacifique, comme en Afrique du
Sud. Je pense que, du côté palestinien, il faudrait peut-être
commencer à débattre et à reprendre l’idée d’un Etat unique."
Ultimatum
Nusseibeh continue :
"Ces 15 dernières années, nous avons
échoué. Nous n’avons pas créé le monde que nous souhaitions.
Nous étions censés être très intelligents. Nous nous sommes
persuadés que nous allions être très démocratiques, très
propres, un modèle pour le reste du monde arabe. Et que
Jérusalem allait être notre capitale. Voilà en quoi nous
croyions. Mais il s’est révélé que tout cela était parfaitement
idiot. Jérusalem est out, tout ce que nous avons, c’est
Ramallah. Et nous avons perdu Gaza. Il y a la corruption et
l’inefficacité. Ce n’est pas ce à quoi nous nous étions engagés
quand, au début des années 80, nous avions idéologisé la
solution à deux Etats."
"Il se trouve que le Fatah,
en particulier, le parti du centre et la seule alternative
viable aux extrêmes, de gauche ou de droite, a aujourd’hui
besoin d’une stratégie, d’une idéologie. Parce que l’idéologie
que le Fatah a adoptée depuis 15 ans (une solution à deux Etats)
est en train de vaciller, et que le Fatah vacille avec elle. Il
est donc temps de repenser, de ramener le Fatah à la nouvelle
idée, ancienne-nouvelle, d’un Etat unique."
Le récent « terrorisme au bulldozer » à
Jérusalem ne souligne-t-il pas les difficultés inhérentes au
modèle d’un Etat bi-national ?
"Ce sont des incidents
isolés, mais, en effet, ils reflètent une maladie grave de la
société arabe de Jérusalem. Une maladie qui a entraîné pression
et schizophrénie, le fait que les gens parlent hébreu, écoutent
des chansons en hébreu, sortent avec des petites amies
israéliennes, alors qu’en même temps, ils vivent dans des
quartiers arabes et sous l’influence de la culture musulmane.
Ils sont soumis à des forces contradictoires."
"Quelle est la force motrice
derrière une solution à deux Etats ? Le fait qu’elle semble plus
acceptable à une majorité de gens des deux côtés et donc plus
appliquable. La motivation première est de minimiser la
souffrance humaine. C’est ce que nous devons tous rechercher. Si
la solution à un seul Etat devait intervenir, cela ne se fera
pas en un jour. Ce serait très long, et ce ne serait pas la
solution idéale. La meilleure solution, celle qui causerait le
moins de souffrances et pourraitt être appliquée, est d’avoir la
paix maintenant, l’acceptation mutuelle sur la base de deux
Etats."
Est-ce un ultimatum ?
"Absolument, c’est un
ultimatum. A mon avis, si une percée majeure n’intervient pas
avant la fin de cette année, nous devrons commencer à nous
battre pour l’égalité. Dans les années 80, avant la première
Intifada, je disais que le corps politique palestinien était
schizophrène. C’était comme si la tête allait dans un sens,
celui de la recherche de l’indépendance, de l’identité
nationale, alors que le corps s’immergeait lentement dans le
système israélien, et je disais que cela ne pouvait pas durer
parce que cela allait casser. Soit le corps se joindrait à la
tête et il y aurait une campagne de désobéissance civile, soit
la tête devrait se joindre au corps, et il y aurait alors une
campagne pour l’égalité des droits civiques avec pour objectif
de faire partie du système israélien."
"Dans 50, 100, 200 ans, il y
aura une fin quelconque. Un jour ou l’autre, aussi lointain que
paraisse cet avenir, je pense que nous vivrons en paix les uns
avec les autres, d’une façon ou d’une autre. Je ne sais pas bien
comment, dans un ou deux Etats, ou dans une confédération
d’Etats, mais les gens finiront pas vivre en paix. Entre-temps,
nous ne ferons que nous infliger des souffrances. C’est une
tragédie, une immense tragédie, parce que nous savons que nous
pouvons le faire dès maintenant. Qu’aujourd’hui, avec un peu de
courage, de leadership et de vision, nous pouvons le faire
arriver aujourd’hui, nous pouvons parvenir à une solution
pacifique dès aujourd’hui. L’initiative de paix arabe proposée
en 2002 [2]
représente une chance fantastique. Les Palestiniens l’ont
adoptée, ils iront jusqu’au bout. C’est une chance parfaite.
Elle ne mentionne même pas le droit au retour. C’est même mieux
que le plan Ayalon-Nusseibeh, je suis prêt à l’accepter."
« De l’argent mort »
Quand on lui demande pourquoi lui - si
conscient de la difficulté de parvenir à une solution équitable
et logique sur Jérusalem - est opposé à l’idée d’Olmert de
remettre à plus tard la discussion sur cette question, Nusseibeh
dit espérer que le premier ministre israélien ne répète pas la
même erreur d’Ehoud Barak à Camp David, et que l’idée du report
ne répond qu’à des fins de communication.
"Parce que pour Israël,
quelle que soit l’importance de Jérusalem, le facteur essentiel
est le caractère juif de l’Etat. Et que, quelle que soit
l’importance des réfugiés, ce qui est le plus important pour les
Palestiniens et les musulmans, c’est Jérusalem. C’est là-dessus
que les plus extrémistes des réfugiés seront prêts à faire un
sacrifice. Espérons que ce n’est pas là qu’Olmert et Abbas sont
en désaccord, sinon ce serait sans espoir. C’est maintenant que
nous devons tout faire, mettre tout sur la table."
"Les faits sur le terrain
rendent la situation irréversible",
avertit Nusseibeh. "Prenez les
paramètres Clinton : les quartiers palestiniens sont sous
souveraineté palestinienne, les quartiers juifs sous
souveraineté juive. Ces paramètres sont acceptables sur le
principe, mais avec les faits sur le terrain, comme l’expulsion
de familles arabes de leurs maisons dans le quartier de Sheikh
Jarrah et l’occupation de ces zones par des colons juifs, ils
vont devenir inacceptables sur le plan pratique. C’est la raison
pour laquelle nous n’avons pas le temps."
Vous avez créé certains remous au sein de la
direction palestinienne quand, récemment, vous avez demandé aux
Européens de stopper l’aide à l’Autorité palestinienne (AP).
Quelqu’un s’est même demandé si vous ne souhaitiez pas renoncer
à l’aide apportée à votre université Al-Qods.
"La réaction de Ramallah a
été un peu inquiète. Ils m’ont appelé plusieurs fois, assez
inquiets." Nusseibeh ajoute que l’AP
est toujours gangrenée par la corruption (différente de celle
dont Olmert est accusé). Les pays donateurs subventionnent des
milliers de salariés d’ONG, ce qui crée une dépendance malsaine
vis-à-vis d’entités étrangères : "Nous
sommes dans une situation horrible. Notre bible politique, notre
programme, nos valeurs morales, il faut que nous nous
reprenions. Si ce n’est pas pour créer un Etat, au moins pour
notre santé mentale et pour nos valeurs en tant que peuple.
Hormis à Rammalah, tout le vit dans de très mauvaises
conditions. L’occupation est terrible, le siège est partout, la
pression. Actuellement, les Européens financent l’occupation. Et
ils sont contents parce qu’ils sentent qu’ils font quelque
chose, cela soulage leur conscience. Et les Israéliens sont
contents parce que ce ne sont pas eux qui payent. Et les
Palestiniens sont contents parce que leurs salaires sont payés.
L’économie continue à fonctionner, et les gens s’en contentent.
Mais c’est de l’argent mort qui court après de l’argent mort."
Nussibeh raconte une
entrevue récente avec le premier ministre britannique Gordon
Brown au consulat britannique à Jérusalem, avec quatre autres
Palestiniens, entrevue au cours de laquelle Brown déclarait
qu’il aimerait jouer un rôle plus central dans le processus de
paix que celui d’une caisse enregistreuse.
"Je lui ai dit, je voudrais vous dire ce que
vous pouvez faire pour passer d’un rôle de payeur à celui d’un
joueur : conditionnez vos versements à des progrès tangibles
dans le processus de paix." Il y a
peu, continue le professeur, "j’étais
à Bruxelles. J’ai dit aux Européens : si vous voulez verser de
l’argent, faites-le seulement à la condition que nous bâtissions
un Etat, auquel cas cela a du sens que vous dépensiez de
l’argent pour nous construire un aéroport. Mais si, au bout du
compte, il ne va pas y a voir d’Etat palestinien indépendant,
pourquoi gaspiller votre argent ? Gaspillez-le, si vous le
devez, pour nous intégrer à la société israélienne. Cela a
davantage de sens. Donnez de l’argent pour nous permettre de
faire partie de la société israélienne, d’avoir des droits
égaux. Elevez notre niveau d’éducation, notre niveau de vie.
Mais que l’AP prenne tout cet argent et crée toute cette dette,
cela n’a aucun sens. Peut-être les Européens doivent-ils lier
leurs aides à de réels progrès dans les pourparlers de paix,
pour créer un choc et que les Israéliens et les Palestiniens
sortent de leur complaisance, de leur absence de courage."
Que pensez-vous du soutien grandissant chez
les Palestiniens d’un démantèlement de l’AP ?
"L’AP ne sert à rien. Si nous
ne parvenons pas à un accord de paix avant la fin de l’année, je
pense qu’il vaudrait mieux revenir à la période où nous vivions
heureux sous occupation. Nous avions une petite Administration
civile [3],
le Trésor israélien gagnait environ 20 millions sur nous.
Aujourd’hui, nous creusons d’énormes déficits, année après
année. Nous dépensons des milliards, nous avons 160 000
fonctionnaires, dont la moitié dans la sécurité, qui ne nous
apportent aucune sécurité d’aucune sorte, nous dépensons des
sommes énormes sur des armes que nous n’utilisons que les uns
contre les autres et qui ne nous apportent aucune sécurité non
plus. C’est le foutoir absolu."
Nusseibeh dit que
jusqu’aujourd’hui, les Palestiniens s’étaient opposés à toute
participation aux élections municipales de Jérusalem par crainte
de nuire au lien entre les Arabes de Jérusalem Est et les
Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Maintenant, compte tenu
de l’amenuisement des chances d’une solution à deux Etats, il
est peut-être temps pour les Palestiniens de reconsidérer la
question : "Pourquoi les habitants
[arabes] de Jérusalem devraient-ils se rattacher à la Mouqata, à
Ramallah ? Il n’y a aucune raison. L’élection municipale de
Jérusalem pourrait servir de point de lancement de la lutte pour
l’égalité des droits dans un Etat bi-national. Nous commençons
par Jérusalem, non comme une entité en soi, mais comme un fer de
lance de tout le corps palestinien. Pourquoi pas ? Pourquoi ne
pas faire de la faiblesse une force ?"
Etes-vous déçu par le camp de la paix
israélien ? Votre partenaire Ami Ayalon, qui a rejoint le
gouvernement que vous accusez de prendre ses distances avec vos
propositions, vous a-t-il trahi ?
’Je respecte Ami Ayalon.
C’est quelqu’un de très intègre, c’est quelque chose chez lui
qui m’a toujours attiré. Ce n’est pas une trahison envers ma
personne. Je considère cela comme la soumission ultime de
l’individu à la roue de l’Histoire. On atteint un point où l’on
ne se sent plus capable de faire ce qu’on souhaite, de diriger
les roues dans le sens qu’on souhaite. Et l’on se soumet, on
devient une partie de la machine. Ce n’est pas vraiment une
trahison, plutôt une manifestation de faiblesse. Je suis triste
plutôt que surpris. Cela fait partie des faiblesses humaines.
J’espérais encore parce que, avant d’entrer au Parti
travailliste, il était venu me parler. J’aime cela chez lui. Je
savais ce qu’il faisait. Des gens le poussaient depuis
longtemps, essayant de le faire entrer dans le système, et il a
résisté. Mais je pense qu’à un moment donné, il a pris sa
décision. Je peux peut-être diriger le Parti travailliste et de
là, ce serait le meilleur endroit où me trouver, m’a-t-il dit.
Très bien, fais-le, lui ai-je répondu. J’ai été malheureux quand
il a été marginalisé et est devenu ministre sans portefeuille."
Nusseibeh affirme qu’il a perdu tout
contact avec Ayalon depuis que celui-ci a été nommé ministre.
Interrogé sur la capacité
d’Abbas à rassembler les Palestiniens en faveur d’un accord qui
ressemblerait à la « Voix des Peuples », Nusseibeh dit qu’à la
fois le président palestinien et Olmert doivent affronter
courageusement leurs oppositions respectives. Par exemple, si
Abbas "se présentait devant le peuple
palestinien et disait : J’ai pris l’initiative de ce document.
Je veux dissoudre le Parlement et me présenter aux élections, et
ce sera mon programme politique. Pas seulement pour moi en tant
que président, mais aussi en tant que leader du Fatah. Supposons
qu’il fasse cela. Il susciterait un débat dans notre société. Ce
serait un débat qui irait très loin, très démocratique. Cela
marquerait le début d’un processus, d’une lutte. Je pense que du
côté israélien, Olmert pourrait faire de même. Nous ne savons
pas si les deux dirigeants seront réélus, mais cela vaudrait la
peine, même s’ils ne le sont pas, parce que, au moins, nous
saurions que nous avons donné une chance à un accord de paix."
Ami Ayalon dit en
réaction : "Je suis d’accord avec Sari
Nusseibeh. La solution à deux Etats ne sera bientôt plus
possible. Il exprime la frustration et le désespoir des
Palestiniens, et nous devons en tenir compte. Si un homme comme
lui, fils d’un réfugié palestinien, qui a renoncé à son droit au
retour et qui a été attaqué physiquement pour cela, en arrive à
la conclusion que la solution à deux Etats n’est plus une
option, cela signifie que l’approche palestinienne pragmatique
s’effondre. Je suis d’accord pour dire qu’Olmert a raté une
occasion de parvenir à un accord à cause de ses efforts pour
survivre politiquement. Le Parti travailliste ne réussira pas à
revenir au pouvoir en attaquant les autres partis, mais
seulement en se réunissant sous le drapeau à la fois de la
sécurité et des accords politiques."