Opinion
L'Occident, les réseaux sociaux et les
révoltes populaires
Ahmed Bensaada

Ahmed
Bensaada
Montréal, le
vendredi 19 août 2011
Décidément, les réseaux sociaux et la
politique forment un mélange explosif
qui donne du fil à retordre à bons
nombre de dirigeants, aussi bien
orientaux qu’occidentaux. En Orient, ils
ont indéniablement joué un rôle très
important dans les révoltes arabes et
ont permis la sensibilisation et la
mobilisation des foules qui ont envahi
les rues même si elles n’ont pas toutes
abouti au renversement des pouvoirs en
place. En Occident, les récents
évènements londoniens nous ont aussi
démontré l’efficacité de ces réseaux.
Mais avec une différence notable : ce
qui est bien pour les uns ne l’est pas
forcément pour les autres.
La
rue orientale
Des cyberdissidents arabes, dont
certains ont été choisis pour leur
leadership et formés par des organismes
occidentaux spécialisés dans ce domaine
[1],
ont été des acteurs-clés dans les
événements qui ont récemment ébranlé le
monde arabe. On en trouve même qui sont
devenus des stars, tel Wael Ghoneim, le
cyberactiviste égyptien nommé, en avril
dernier, « l’homme
le plus influent du monde » par le
magazine américain Time
[2].
L’effervescence de la rue arabe a été
accompagnée par une orchestration
parfaite d’interventions médiatiques
occidentales dénonçant les gouvernements
en place de vouloir museler les médias
sociaux et la blogosphère.
Déjà en 2009, lors des émeutes
iraniennes, Hillary Clinton, la
secrétaire d’État américaine, déclarait
que «
Twitter était important pour la liberté
d’expression iranienne »
[3].
Le département d’État américain avait
même demandé à Twitter de reporter une
opération de maintenance susceptible
d’entraîner une interruption de service,
ce qui aurait privé les activistes
iraniens de moyens de communication. Et
Twitter avait obtempéré [4]. De plus,
l’administration américaine a financé le
développement d’outils informatiques
permettant le contournement de la
censure. Ainsi, des programmes comme TOR
ont été utilisés par les cyberdissidents
iraniens et arabes pour déjouer la
cybersurveillance étatique.
Des concepteurs de ce programme
comme Jacob Applebaum ont sillonné le
monde arabe pour y donner des
formations. Il a été prouvé qu’il a
travaillé en étroite collaboration avec
les cyberdissidents tunisiens et
égyptiens au plus fort des émeutes qui
ont touché ces deux pays [5].
Entre le 28 janvier et le 2 février
2011, lorsque les autorités égyptiennes
ont complètement coupé Internet, madame
Clinton avait déclaré : « Les
autorités doivent permettre les
manifestations pacifiques et mettre fin
aux mesures sans précédent qu'elles ont
prises pour bloquer les communications »
[6]. Afin d’aider les activistes
égyptiens à communiquer avec l’extérieur
malgré « l’extinction » d’Internet,
Google et Twitter ont développé en un
temps record un service nommé
Speak2Tweet. Cette application permet de
composer des numéros de téléphone mis
gratuitement à la disposition des
cyberdissidents et d’y laisser des
messages vocaux qui sont automatiquement
transformés en messages Twitter [7] pour
être ensuite diffusés via Internet.
Ainsi, tous les moyens ont été utilisés
pour permettre l’utilisation optimale
des réseaux sociaux par les
cyberdissidents iraniens ou arabes pour
déstabiliser leurs gouvernements.
La
rue occidentale
Les émeutes londoniennes ont surpris
tous les observateurs par leur ampleur.
David Cameron, le premier ministre
britannique, en a profité pour faire de
multiples déclarations. Mais celle qui a
le plus attiré l’attention concerne les
réseaux sociaux : « Lorsque
les gens utilisent les réseaux sociaux
pour des actions violentes, nous devons
les en empêcher. Nous travaillons avec
la police, les services de renseignement
et les industriels pour étudier la
manière dont nous pourrions empêcher ces
personnes de communiquer via ces sites
et services lorsque nous savons qu'ils
préparent des actes criminels ou
violents » a-t-il annoncé [7].
Ainsi, pour M. Cameron, il est
recommandé de priver les émeutiers de
réseaux sociaux lorsque la révolte de la
rue britannique pose problème. Le
principe de liberté d’expression tant
louangé dans le cas de la rue orientale
n’a apparemment plus raison d’être sur
les Terres de sa Majesté et ses sujets[1].
Et madame Clinton n’est même là pour le
remettre à l’ordre ni pour lui servir
une de ses fameuses tirades sur les
bienfaits de l’utilisation des réseaux
sociaux. Mais comment aurait-elle pu se
le permettre, alors que son
administration a fait pire? En effet,
lors du sommet du G20 en 2009 à
Pittsburg, deux activistes américains
ont été emprisonnés pour avoir utilisé
ces réseaux afin d’aider des
manifestants [8].
Une autre anecdote illustre bien le
double langage de l’administration
américaine en matière de liberté
d’expression. Le 16 février 2011, en
plein « printemps arabe », Hillary
Clinton prononça un discours à
l’université de Washington. Elle y
condamna les gouvernements qui
réprimaient la liberté d’expression des
manifestants et glorifia le pouvoir
libérateur d’Internet. Ray McGovern, un
militant politique américain assistait à
ce discours qualifié de
« spectaculairement hypocrite » par le
journaliste John Pilger [9]. Excédé par
tant de mauvaise foi, le militant se
leva dans la salle et tourna le dos, en
silence, à madame Clinton. Il fut
appréhendé manu militari par les
services de sécurité, traîné hors de la
salle et, ensuite, jeté en prison,
ensanglanté. Pourtant, il n’avait
utilisé ni les slogans de l’avenue
Bourguiba ni les pancartes de la place
Tahrir. Pas même un petit « dégage ».
Madame Clinton qui regardait la scène
continua son discours comme si de rien
n’était. Pas même un petit trémolo.
La dernière nouvelle[2]
concernant le sort réservé aux futurs
émeutiers occidentaux nous vient de la
France. On vient en effet d’apprendre
que depuis le premier juillet 2011, les
forces de l’ordre de l’hexagone peuvent,
dans certains cas, tirer à balles
réelles sur les manifestants [10].
À voir la tournure des évènements, la
promulgation de lois liberticides et les
déclarations des leaders occidentaux, on
se demande s’il va bientôt être moins
dangereux de manifester dans les pays
qualifiés de « totalitaires » que dans
ceux où la démocratie fleurit sur les
trottoirs.
Montréal, le 15 août 2011
Références
Ahmed Bensaada, «
Arabesque américaine », Éditions
Michel Brûlé,
Montréal (2011).
Le Point.fr, « Waël
Ghonim, homme le plus influent du monde
selon Time »,
http://www.lepoint.fr/monde/wael-ghonim-homme-le-plus-influent-du-monde-selon-time-21-04-2011-1322126_24.php
AFP, « Hillary
Clinton: Twitter Important for Iranian
Free Speech »,
http://www.alternet.org/rss/1/62367/hillary_clinton:_twitter_important_for_iranian_free_speech/
Ahmed Bensaada,
Géostratégie, « Téhéran-Gaza
: la différence médiatique »,
http://www.geostrategie.com/1724/teheran-gaza-la-difference-mediatique/
John Moroney, NECN, « Mass.
company helps activists avoid online
government censorship »,
http://www.necn.com/01/30/11/Mass-company-helps-activists-avoid-onlin/landing.html?blockID=400628&feedID=4213
Le Point.fr, « Hillary
Clinton appelle l'Égypte à réfréner les
forces de l'ordre »,
http://www.lepoint.fr/monde/hillary-clinton-appelle-l-egypte-a-refrener-les-forces-de-l-ordre-28-01-2011-133232_24.php
The Official Google Blog, « Some
weekend work that will (hopefully)
enable more Egyptians to be heard »,
http://googleblog.blogspot.com/2011/01/some-weekend-work-that-will-hopefully.html
Le Monde.fr, « David
Cameron souhaite priver les émeutiers de
réseaux sociaux»,
http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/08/11/david-cameron-souhaite-priver-les-emeutiers-de-reseaux-sociaux_1558411_651865.html
John Pilger, Truthout, « Behind
the Arab Revolt Is a Word We Dare Not
Speak »,
http://www.truth-out.org/behind-arab-revolt-a-word-we-dare-not-speak68036
Lorelei, Agoravox, « France :
Un nouveau décret autorise la police à
tirer à balles réelles sur les
manifestants »,
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/france-un-nouveau-decret-autorise-98946
[1]
Nous venons d'apprendre que 2
émeutiers britanniques viennent
d'être condamnés à 4 ans de
prison chacun pour "incitation à
des émeutes sur Facebook":
lire l'article
[2]
Bien que cette information
(référence [10]) se soit avérée
quelque peu galvaudée par
certains médias électroniques,
toujours est-il que les
policiers français ont
actuellement le droit de tirer à
balles réelles sur des
manifestants s'ils se sentent
menacés ou pris comme cible. Il
faut dire que même dans cette
éventualité, un tel usage de la
force dans le cas de la rue
orientale aurait provoqué une
levée de boucliers de tous les
politiques occidentaux et de
leurs médias. La couverture
médiatique du "printemps arabe"
nous le prouve.
Ahmed
Bensaada,
Docteur en physique, Montréal (Canada)
Cet article a été publié le 19
août dans les colonnes du journal "Le
Quotidien d'Oran"
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