Actualité
Infox, intox et poker menteur
Michel Raimbaud
Donald Trump
entouré de soldats américains le 13 août
2018 (image d'illustration).
© REUTERS/Carlos
Barria
Mercredi 19 juin 2019
Source :
RT Loin de considérer
que la politique américaine viole le
droit international depuis la seule
entrée en scène de Donald Trump,
l'ancien ambassadeur de France Michel
Raimbaud revient sur trente ans de
géopolitique dominés par l'arrogance de
Washington.
C’est à l’ineffable
George W. Bush, qui a dirigé durant huit
ans une «puissance indispensable», que
l’on attribue à tort la paternité de
concepts qui allaient connaître la
célébrité : le «Grand Moyen-Orient»,
zone «de bombardement démocratique»
s’enflant au gré des pulsions
américaines, «la guerre au terrorisme» (War
on Terror), consistant à
«épouvanter» les Etats voyous en
terrorisant leurs populations, mais
également – il suffit d’oser – «l’Axe du
Bien» rassemblant les féaux et
adorateurs des Etats-Unis et «l’Axe du
Mal», perchoir de ses sinistres ennemis.
Bush n’est évidemment pas le créateur de
cet arsenal «idéologique», n’en ayant eu
que l’usufruit. C’est entre le rédacteur
de ses discours (un certain David Frum),
le «Vice» Dick Cheney (dont Bush était
en quelque sorte le prête-nom) et les
célébrités de l’Establishment
néoconservateur (à la mode Bolton et
Cie) qu’il faut chercher les théoriciens
du degré zéro de la diplomatie.
Cette brocante
intellectuelle aura fait les
innombrables dégâts que l’on sait, dans
l’espace arabo-musulman, mais également
sur tous les continents, démolissant de
surcroît toute notion de droit
international et sapant les bases de la
légalité onusienne établies par
consensus à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale. A contempler le spectacle
navrant qui marque le début du troisième
millénaire, on deviendrait sans trop se
forcer nostalgique de la guerre froide,
c’est-à-dire du temps où, au-delà de la
propagande, de part et d’autre du rideau
de fer, parler voulait dire quelque
chose. Quand, après de longs
marchandages, on s’accordait sur les
mots, on était à peu près d’accord sur
le contenu des engagements et des
arrangements souhaitables. L’équilibre
de la terreur a permis d’éviter beaucoup
de conflits… Le souvenir des tueries,
destructions, génocides était alors trop
brûlant pour que l’on puisse envisager
de gaieté de cœur d’aller en guerre en
chantant mironton mirontaine. Le
ridicule tuait encore un peu et le
mensonge n’était pas une technique
diplomatique à usage courant. Trente ans
après la chute du mur de Berlin, ces
précautions et ces scrupules ne sont
plus de mise pour le camp qui se réclame
toujours du «monde libre», celui qui
tente sans fin de resserrer son emprise,
convaincu d’être «la civilisation» face
aux voyous et aux barbares. Une séance
au Conseil de Sécurité, tel ou tel
discours présidentiel illustreront
parfaitement le propos de votre
serviteur.
Durant la guerre
froide, l’atmosphère était souvent
glaciale, mais des deux côtés, on savait
jusqu’où ne pas aller trop loin. Il
faudra du temps pour que l’on réalise
combien l’existence d’un «Empire du Mal»
était finalement un bien pour une bonne
partie de la communauté onusienne. La
guerre froide oubliée, l’ambiance ne
sera pas chaleureuse, mais surchauffée,
l’hyperpuissance d’outre-Atlantique la
rendant potentiellement explosive à
force d’arrogance. Dans la majorité des
pays de la communauté onusienne, on
réalisera assez vite que l’Amérique
triomphante n’a pas besoin d’amis, mais
exige seulement des vassaux. Au sein de
la «communauté internationale» à trois
ou quatre et dans toute sa mouvance, on
se pliera aux caprices et aux mille
volontés des nouveaux maîtres de
l’univers.
Le bric-à-brac
logiciel évoqué précédemment sera en
effet vulgarisé au sein de la planète
pensante occidentalo-compatible par le
biais des instituts, fondations et
autres «chars de la pensée» (les fameux
think tanks). Pour les
intellectuels les plus obtus ou les plus
naïfs, la leçon sera prodiguée sans
fioritures. «Croyez-vous que des
solutions efficaces puissent émerger
d’une analyse judicieuse de la réalité
observable ?», avait demandé un
journaliste (dont je tairai le nom) àun
conseiller de G. W Bush, Karl Rove ;
lequel avait répondu avec morgue : «En
vérité, le monde ne marche plus
réellement de cette manière. Nous les
Américains, nous sommes maintenant un
Empire, et lorsque nous agissons, nous
créons notre propre réalité. Pendant que
vous étudiez studieusement cette
réalité, nous ne perdons pas de temps.
Nous agissons et nous créons d’autres
réalités nouvelles qu’il vous est
loisible d’analyser. C’est ainsi que les
choses se passent, pas autrement. Nous
sommes les acteurs et les producteurs de
l’Histoire. A vous, à vous tous, il ne
reste qu’à étudier ce que nous créons.»
On croyait naguère
le lavage de cerveau réservé aux régimes
totalitaires
Respecté à la
lettre par une bonne partie de la classe
médiatique et intellectuelle, ce partage
des taches contribue au succès de la
guerre de désinformation qui accompagne
les entreprises menées par l’Empire
néoconservateur israélo-anglo-saxon et
ses alliés. La multiplication des
évènements sur un rythme rapide va de
pair avec la médiatisation de
l’actualité immédiate et s’accommode de
la versatilité de cette médiatisation,
le principe étant que l’actualité
d’aujourd’hui chasse celle d’hier ou
d’avant-hier, l’effaçant au besoin ou
pour les besoins de la cause. Selon les
règles du conditionnement des foules, la
nouvelle «agit-prop», une guerre peut
figurer un temps à la une de l’info ou
aux chiens écrasés, puis disparaître de
la circulation, qu’elle soit remplacée
par une autre ou plusieurs. Cette
volatilité ne dépend pas de la gravité
du conflit ou de son importance, ou de
l’intensité de ses développements, mais
elle permet de faire «oublier» une
guerre en attirant l’attention sur une
autre, présentée comme plus dangereuse,
en attendant un nouveau rebondissement
spectaculaire. La guerre de
désinformation, à grands renforts d’infox,
d’intox, de silence, de tapage, est à la
guerre ce que la musique d’ambiance est
à la fête foraine.
On croyait naguère
le lavage de cerveau réservé aux régimes
totalitaires : comme d’autres
auparavant, les guerres de Syrie, je
veux dire par là celles qui se déroulent
en Syrie depuis la mi-mars 2011, sous
diverses voilures, auront donné aux
appareils de la «communauté
internationale» l’occasion de montrer
leur savoir-faire en la matière. Doxa et
omerta, lâcheté politique, trahison des
clercs, c’est un front sans faille qui
veille à rendre inaudibles les
contestataires de la narrative
officielle, tout en les accusant de
falsifier les faits.
Les experts qui
oublieront demain ce qu’ils affirment
aujourd’hui, les gens du verbe et la
plume, qui ont occulté la mise à mort
d’un peuple et de son pays, gardant le
silence radio et télé sur les
destructions massives, falsifiant les
réalités et les responsabilités, ont
volontairement ignoré la résistance
syrienne, défiguré l’image d’une armée
nationale présentée comme une «force
pro-Bachar» ou une milice «pro-régime»,
le déni amplifiant d’autant la
souffrance.
Le chaos semé
depuis trente ans par les fanatiques
bigots de l’Axe du Bien et leurs
disciples a créé tant de pyromanes
sadiques et allumé tant d’incendies
Nombre d’entre eux,
y compris en Amérique, en Europe et en
Israël, affirment que «Bachar a gagné»
pour éviter ainsi de parler de la Syrie,
que l’on rêve toujours de rayer de la
carte et dont on voudrait bien éradiquer
la «mémoire», y compris archéologique et
historique. Faire de la Syrie une
«nouvelle Syrie», une autre «transaction
du siècle» à l’échelle du pays de Cham
tout entier.
On dit, on écrit et
on répète encore que «la guerre est
finie». Ce qui permet de camoufler les
«guerres du deuxième round» qui se
poursuivent ou celles qui sont allumées
semaine après semaine. Je me contenterai
d’en faire un inventaire expéditif :
-
Le maintien d’une présence militaire
illégale qui permet la continuation
des hostilités, même sans espoir,
-
L’appui occidental aux terroristes
rescapés, déplacés par les avancées
de l’armée syrienne,
-
Les obstacles qui entravent le
retour des réfugiés et des cadres
exilés
-
L’usage maintenu des armes de
destruction massive que sont la
guerre des sanctions, le blocus
économique, les tentatives
d’asphyxie financière, les menaces
contre la Syrie, ses alliés (Iran,
Irak, Hezbollah, Russie), voire même
ses voisins tentés par la
complaisance…
-
La poursuite du vol et du pillage
des ressources (pétrole, usines,
antiquités, etc…).
Ayant ajouté à ce
palmarès digne d’une mafia la dernière
trouvaille qu’est l’incendie
systématique des récoltes céréalières,
on admettra peut-être que la politique
de la terre brûlée n’est pas une
expression vaine. Le chaos semé depuis
trente ans par les fanatiques bigots de
l’Axe du Bien et leurs disciples a créé
tant de pyromanes sadiques et allumé
tant d’incendies ou de brûlots couvant
sous la cendre qu’un seul pompier ne
saurait suffire à les éteindre tous,
comme dirait un auteur contemporain, que
nous appellerons Vladimir pour préserver
son anonymat.
Pour ne pas trop
charger la barque, je me suis abstenu
d’énumérer les provocations et les
menaces en accordéon de l’homme à la
mèche jaune qui occupe la Maison
Blanche, contre l’Iran, la Russie, la
Chine, le Venezuela, les « Arabes
insoumis », mais aussi tous ces braves
Européens bien trop liés au dieu
américain pour oser braver sa colère. Il
faut bien laisser du grain à moudre pour
d’autres tribunes…
Michel Raimbaud est
ancien ambassadeur de France, professeur
au Centre d'études diplomatiques et
stratégiques, officier de l’ordre
national du Mérite, chevalier de la
Légion d’honneur. Retrouvez son nouvel
ouvrage
"Les guerres de Syrie" aux éditions
Glyphe.
Le dossier
Monde
Les dernières mises à jour
|