Actualité
À Bobigny, l’incendie de trop
Mona
Dimanche 30 décembre 2018
Que dire ? Qui dénoncer ? Et vers où
tourner l’indignation ? Comment écrire
quoi que ce soit qui en vaille la peine
? Comment parvenir à soutenir
l’indicible d’une nuit d’horreur ? Et la
remémoration, la répétition, en boucle,
de ses cris de détresse sortis des
entrailles de la peur ? Et les coups,
puissants et terrifiés, donnés à
l’ascenseur, dans les dernières secondes
arrachées à la vie ? Que faire avec ces
réminiscences de l’effroi qui nous a
traversé le corps ? Et mes mains prises
d’un automatisme venu de je ne sais où,
attachant en noeuds les draps l’un à
l’autre, espérant ainsi en tirer une
corde assez solide, à laquelle je
pourrais m’agripper, pour franchir par
la fenêtre les quatre étages qui me
séparent de la terre ferme ? Qu’est-ce
qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est
pas, ou plus, ou qui ne l’a jamais été ?
– Que se passe-t-il, dehors, dans
l’ascenseur, et en moi ?
L’instinct m’ordonne de fuir.
J’ouvre la porte de
l’appartement, le couloir est envahi
d’une fumée épaisse, noire, dense, je
doute qu’il soit possible de descendre
les escaliers. Un pompier apparaît
alors, dans son imposant uniforme, il me
somme de rentrer me confiner chez moi.
Tout en me saisissant le bras, il
m’accompagne jusque dans ma chambre. Je
le vois paniqué lui aussi, sa voix
tremble, il me demande si tout va bien,
je dis que oui. Et il regarde par la
fenêtre, me jette un coup d’oeil,
m’enjoint de rester à la maison, et s’en
va. J’accoure à la fenêtre du salon, ma
voisine du cinquième étage pleure
d’inquiétude. Nous nous parlons, tant
bien que mal, invoquons Dieu, sans
cesse, toujours. Quelques minutes
s’ensuivent – ou peut-être des heures –
de gros coups à la porte résonnent
jusqu’aux extrémités de mes doigts.
J’ouvre. De nouveau les pompiers. Je ne
comprends pas, que veulent-ils ? Que se
passe-t-il ? L’immeuble va-t-il exploser
? Sommes-nous sur le point de mourir ?
C’est donc comme cela que la fin était
prévue ? Et la face du Seigneur, suis-je
prête à La rencontrer ? Plusieurs
dizaines de camions rouges, plusieurs
centaines de pompiers, un rassemblement
gigantesque, et les sirènes qui
n’interrompent pas leur chant de
l’urgence. Je demande à la foule dehors
des nouvelles de l’incendie ?
M’entendent-ils ? J’hurle qu’on me
tienne informée. Où en sont les pompiers
dans leur combat contre le feu ?
Parviennent-ils à l’éteindre ? Quand
pourrons-nous sortir ? Je lutte pour
réussir à capturer quelques syllabes
d’échos entre là-bas, où la vie est
sûre, et ici, où, pour la première fois,
l’ensemble vacille.
– Où est mon lieu ?
Dans les confins de la mémoire des
hommes, je cherche la Parole divine, et
je prie.
Ce matin, sur la
dalle de la cité, l’élan m’achemine à la
rencontre de mes voisins. Épuisés,
habités par les fantômes de la nuit
dernière, nous cherchons un peu de
présence, et, surtout, à fuir le silence
de la stupeur. Chacun se réchauffe avec
quelques mots timides, et gênés. Nous
restons debout, les uns près des autres,
sans trop savoir que dire. Nombre de mes
frères vont se retrouver à la mosquée,
c’est la prière du vendredi ou
l’occasion précieuse de la communion
autour des versets de la Sagesse divine.
Un temps rompant avec l’agitation de la
nuit dernière, la proximité devant Allah
efface les individualités pour les
fondre dans le collectif, où les âmes se
posent, se reposent, et s’apaisent.
Ce fut une nuit
d’horreur, surréaliste. Le premier étage
est entièrement brûlé, il me rappelle
étrangement les images de guerre au
Liban, ou celles de Palestine.
Trente-cinq ans que j’ai quitté mon pays
natal, et jamais je n’aurai imaginé
vivre cela, ici. Je m’étais résolue dès
mon arrivée dans l’Hexagone à faire ce
que les Français méprisent, le ménage,
et un tas d’autres boulots qui
n’engendrent ni gloire ni fierté, ou
seulement le réconfort que la sueur
versée et l’humiliation endurée m’ont
permis d’élever mes enfants et de les
sortir du ghetto. Il est pourtant venu
le temps où je ne peux plus supporter le
quotidien dans cet environnement. Dans
la cité, pas d’horizon pour les yeux et
l’esprit. Impossible d’inspirer
l’étendue de la planète visible et
invisible. Pas de jardin, pas d’accès à
la terre. Pas de silence. Seulement du
béton pour ceux qui ont perdu la terre.
J’ai longtemps voulu retourner à elle,
et j’ai le sentiment aujourd’hui d’avoir
mis fin à cette quête. Les années ont
enterré mes rêves lointains, comme le
feu a tout dévoré dans l’immensité de
son souffle. Quatre morts, c’est ce que
la presse indique à l’heure actuelle,
tandis que deux autres personnes sont
placées en coma artificiel. Quatre
voisins ont perdu la vie hier soir, dans
un incendie, un énième incendie,
l’incendie de trop.
Le feu s’est
déclenché chez des locataires du premier
étage. On ne sait pas encore comment, et
en vérité, l’essentiel est ailleurs.
Chaque année, depuis vingt ans que je
vis ici, il y a au moins un incendie par
an. Soit dans notre immeuble, soit dans
les immeubles voisins. À tel point que
sentir l’odeur du brûlé, entendre les
sirènes des pompiers, sont devenus une
habitude qui n’alarme plus personne.
L’habitude est la pire amie de l’homme.
Dans la matinée, les policiers ont
visité les habitants de l’immeuble, avec
des photos des victimes adultes, pour
que nous les identifions. Je reconnais
la femme. C’est la voisine du neuvième
étage, semble-t-il. Nous sommes
plusieurs centaines à vivre dans ce
bâtiment de dix-huit étages, de ce fait
nous ne connaissons pas tout le monde,
et certainement pas les nouveaux
emménageants, qui restent « nouveaux »
pendant les trois premières années, au
moins, après leur arrivée. Mais cette
femme, je lui ai parlé il y a quelques
jours à peine. Elle avait fait circuler
une pétition, suggérant la nécessité
d’installer un digicode à l’entrée de
l’immeuble. Nous avions échangé quelques
mots de cordialité, voilà tout. Elle est
Franco-Algérienne, son époux est
d’Algérie lui-aussi. Ma voisine du
cinquième me raconte qu’elle la croisait
parfois en fin d’après-midi quand elle
ramenait ses enfants de l’école.
Au fur et à mesure
de la matinée, des bribes d’informations
viennent s’agglomérer à d’autres,
confusément, permettant de reconstituer
de façon bancale, le scénario de la
veille : la famille du neuvième étage,
paniquée par l’incendie au premier,
décide de sortir, par la voie la plus
rapide, mais fatale : l’ascenseur. Une
autre résidente, une femme de 25 ans,
s’y trouvait aussi. Ils sont alors pris
au piège à l’intérieur, et on ne sait
comment, arrivés à proximité des
premiers étages de l’immeuble, ils sont
intoxiqués ou brûlés. Les tonnerres et
les cris de l’ascenseur qui m’avaient
pétrifiée la veille, c’était eux, dans
leurs derniers instants. Deux enfants
ont péri, deux fillettes, 3 ans et 7
ans, paraît-il. Je ne peux pas le
penser, je ne peux l’admettre. Et leur
mère, avec elles. Le père est entre la
vie et la mort. Nous ne sommes sûrs de
rien à l’heure où j’écris ces lignes. Ce
dont je suis sûre par contre c’est la
célérité étonnante du maire et des
bailleurs sociaux contactés par la
presse pour affirmer, posément, que
l’immeuble n’est pas insalubre. Avant
tout, se dédouaner de toute
responsabilité. Par souci de clarté, mon
intention ici n’est certainement pas de
pointer du doigt un quelconque
représentant officiel en particulier.
Mais enfin, tout de même, sachant
qu’environ un incendie par an se
déclenche, cela n’a traversé l’esprit
d’aucun décideur public d’informer,
comme il se doit, en tenant compte des
différentes langues parlées, les
habitants de l’immeuble sur la marche à
suivre en cas d’incendie ? Parce que peu
d’entre nous, pris de panique, savons
comment réagir dans une telle situation.
Et mon réflexe, comme celui des voisins
du neuvième, à chaque fois, c’est de
sortir de l’appartement, le plus vite,
au cas où tout explose. Personne n’a
donc trouvé nécessaire d’organiser des
exercices d’évacuation incendie dans nos
immeubles ? Et puis, la grogne monte
parmi les voisins, le système de
désenfumage est-il vraiment efficace ?
Je l’admets, j’ignore si notre immeuble
est insalubre, je ne maîtrise pas les
critères qui déterminent l’insalubrité.
En revanche, je sais qu’il ne fait pas
bon y vivre, les murs sont dégradés, les
odeurs de pisse et d’alcool
s’entremêlent dans une répugnante
mixture, les ascenseurs tombent en panne
trop souvent, bref, l’immeuble est
indigne, et c’est tout. Alors que nous
payons nos loyers, qui ne sont pas
tellement modérés, et nos taxes
d’habitations. La cité elle-même est une
sorte d’îlot informe recroquevillé sur
lui-même, une zone grise et maussade, à
l’intérieur de Bobigny, ville de
relégation sociale et raciale, située
elle-même dans la région la plus riche
de France. Et on nous parlera encore de
redistribution des richesses !
Dites-moi
maintenant, qui va rendre justice aux
victimes, quand nous savons que jamais
un tel drame ne se serait produit à
Neuilly-sur-Seine ? Pourquoi les Rroms,
les Noirs et les Arabes des banlieues
doivent-ils supporter autant de
violences et de traumatismes, comme si,
davantage que les autres, nous étions
« faits » pour cela ? Insalubrité des
logements ou pas, les pouvoirs publics
portent une lourde responsabilité dans
ce drame. Quand vont-ils se décider à
déployer les grandes mesures permettant
de freiner la propagation des incendies
dans les ghettos ? Que font les élus, de
droite comme de gauche, concrètement ?
Ma voix qui ne compte pas appelle à ce
que de nouvelles législations viennent
repenser la vie dans ces immeubles de
l’indignité, et que les grands projets
urbains s’appuient sur nous, qui vivons
ici, qui y avons nos propres
revendications. Sans lieu de
sociabilité, l’isolement s’accroît. Sans
respect pour le lieu où l’on réside, la
négligence devient la règle. Nous
n’avons pas besoin que BFM TV ou TF1
amènent leurs caméras impudiques quand
le feu embrase nos immeubles ou lorsque
les balles des policiers tuent nos
jeunes. Sans dignité, que reste-t-il ?
Aujourd’hui, je ne suis plus la même
qu’hier. Les traces de la terreur font
leur nid. Je ne leur permettrai pas de
s’étendre au-delà de ces lignes que
j’écris. Mais qui sait comment mes
voisins vont en venir à bout de cette
nuit ?
Mona,
habitante de la cité Paul Eluard, membre
du PIR.
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