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GEOPOLITIQUE ET POLITIQUE AFRICAINE
Françafrique et réseaux Foccart :
La fabrique des barbouzes (partie 2)
Luc Michel
Mercredi 20 mai 2015
Luc MICHEL (Coord.) pour EODE Think
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Avec EODE-BOOKS - lire - s’informer – se
former
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Partie 2
« dans la foulée de son appel à l’ONU,
Lumumba fait également appel à l’URSS,
considérant que les puissances
occidentales couvrent le coup de force
belge au Katanga. C’est là sa principale
faute aux yeux du camp anticommuniste :
par ce geste, il aurait ouvert les
portes de l’Afrique centrale à l’est.
Dès lors, il est désigné comme l’ennemi,
aussi bien par les Belges pro-katangais
que par les Américains qui voient
l’ouverture d’un nouveau front de la
guerre froide. Dulles, directeur de la
CIA, aurait qualifié Lumumba de « Castro
en pire ». Loin de s’améliorer avec la
création de la mission de l’ONU, la
situation congolaise se dégrade un peu
plus durant l’été (…) La jeune
République congolaise, en cours
d’implosion, devient l’exutoire de la
guerre froide en Afrique »
- Jean-Pierre Bat.
IV - COURT EXTRAITS DU LIVRE
LA FABRIQUE DES BARBOUZES, HISTOIRE DES
RÉSEAUX FOCCART EN AFRIQUE
Auteur: Jean-Pierre Bat
Editeur: Nouveau Monde
* 1ER EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » : MONSIEUR
CHARLES, NOUVEAU CITOYEN CONGOLAIS...
« Les personnalités françaises qui se
sont rendues à Brazzaville pour le
premier anniversaire de la République du
Congo, le 28 novembre 1959, ont constaté
que l’abbé Youlou était suivi de près
par un Européen, seul membre de la suite
officielle qui n’ait été présenté à
aucune personnalité venue de Paris.
Finalement, un délégué français
s’enquiert auprès de Youlou de son
identité : « Comment, on ne vous l’a
donc pas présenté ? Mais c’est Monsieur
Delarue, qui veille sur ma sécurité
personnelle. »
Au-delà du caractère anecdotique «
barbouzard », cet épisode, traité par
L’Express sous le titre « Un nouveau
citoyen congolais : Charles Delarue »,
témoigne de la place de l’ancien
inspecteur des renseignements généraux
(RG) : un peu en retrait protocolaire,
mais véritable pilier de la sécurité à
Brazzaville.
Représentant du SDECE [Service de
documentation extérieure et de
contre-espionnage] en charge du dossier
congolais depuis 1956, « Monsieur
Maurice », sur les conseils de Jean
Baylot [ancien préfet de police, à
l’intérêt prononcé pour les affaires
congolaise], aurait présenté « Monsieur
Charles » à l’abbé Youlou lors d’une de
ses venues en France au cours du premier
semestre 1959.
En juillet 1959, Youlou établit un
contrat de travail de deux ans pour
l’ancien inspecteur des RG pour y «
assurer le fonctionnement d’un Bureau de
documentation et d’études »,
c’est-à-dire le service de renseignement
de la République congolaise baptisé le
Budes.
Finalement, si aucun lien officiel ne
relie Delarue aux institutions
françaises, permettant ainsi aux
représentants officiels de la République
française de se désolidariser de son
action si nécessaire, il n’en reste pas
moins un pion essentiel, conscient mais
inavoué par le pouvoir, du dispositif
anticommuniste imaginé par Foccart comme
par les services de renseignement
français. »
* 2E EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » : L’ABBÉ
YOULOU ET LE KATANGA
« Depuis l’été 1960 et les complots
brazzavillois du mois d’août, Fulbert
Youlou s’intéresse très sérieusement au
Katanga de Moïse Tshombé, au sein de la
nébuleuse d’alliances qu’il noue au
Congo ex-belge. L’abbé-président se fait
l’intermédiaire entre le Katanga et les
Etats africains francophones : dès le
mois de septembre 1960, il aide la
délégation katangaise, conduite par
Salamangue (député national et président
régional de la Conakat de Tshombé) à
nouer des contacts auprès des chefs
d’Etats RDA [Rassemblement démocratique
africain, fondé par Félix
Houphouët-Boigny].
La première escale à Brazzaville – «
aide essentielle » –permet de préparer
les étapes à suivre du voyage :
Libreville, Fort-Lamy [actuelle
Ndjamena], Niamey, Ouagadougou, Abidjan
(et même Monrovia). Au terme de ses
escales africaines, la délégation
débarque à Paris pour une mission
politique officieuse. Un premier contact
officieux est ainsi établi avec la
France. Le RDA se forge une première
opinion suffisamment précise sur le
projet de Tshombé pour s’engager plus
avant en sa faveur. Houphouët-Boigny
approuve, soutient officieusement, mais
laisse l’abbé assumer cette politique
RDA en Afrique centrale. En novembre et
décembre 1960, prônant la solution de la
« famille africaine », Youlou joue le
rôle de fer de lance de cette politique
à la tribune de l’ONU comme à la
conférence de Brazzaville.
Le 2 février 1961, à Paris, le colonel
Fredkens, N’Kay (ministre des finances
du gouvernement Iléo) et le sénateur
Bamba frappent à la porte de l’hôtel de
Noirmoutier, siège du secrétariat
général de Foccart. Le colonel se
présente comme un ancien officier de
l’armée israélienne, au service de
Joseph Kasavubu, mais parle avec un fort
accent belge. Il demande une audience
avec Jacques Foccart, et avec lui seul.
Le chargé de mission qui les accueille
les oriente poliment vers le Quai
d’Orsay, leur précisant que le
Congo-Léopoldville n’est pas du ressort
du secrétariat général. Fredkens affirme
alors que Kasavubu et Youlou seraient
sur le point de réaliser la fusion du
pays Bacongo ; il serait porteur d’une
lettre de l’abbé pour Foccart, mais ne
peut pas la fournir, l’ayant laissée à
son hôtel. Il ajoute que Kalondji et
Tshombé sont sur le point de demander
leur adhésion à la Communauté.
Le chargé de mission renouvelant sa
réponse qui résonne comme une fin de
non-recevoir, se fait alors dire par
Fredkens que si Foccart veut donner
suite à ces propositions, il suffit de
contacter le représentant du
Congo-Brazzaville à Paris, Philippe
Bikoumou. Lequel, précise le colonel,
n’est pas encore au courant de cette
affaire, et encore moins de la nature de
leur mission ! Véritable démarche
officieuse ou provocation ? Foccart,
fort prudent, ne traite pas avec la
mission du colonel Fredkens, derrière
laquelle il devine d’autres intérêts que
ceux de Brazzaville. Youlou, de son
côté, joue sans doute une carte
supplémentaire du côté de Kasavubu pour
aboutir à une solution fédérale, sans
toutefois tomber son atout majeur :
Tshombé et la sécession katangaise. Mais
au fond, Youlou ne tranche pas et ménage
autant Léopoldville qu’Elisabethville,
pour que soit trouvé, sous son égide, un
compromis acceptable. Déjà, les
tentations balkanisatrices, ou tout au
moins fédérales, planent au-dessus des
débats que veut organiser l’abbé
Fulbert.
Le soutien complet de Brazzaville pour
Elisabethville ne fait plus mystère avec
la visite de l’abbé au Katanga au mois
de février 1961. Youlou entend afficher
publiquement son soutien à Tshombé, mais
cette visite n’est pas sans poser des
problèmes : ce voyage, quoiqu’il s’en
dédise protocolairement, prend des
allures de séjour officiel les 9, 10 et
11 février 1961. Les rues
d’Elisabethville sont pavoisées de
drapeaux katangais et congolais ; dans
son discours, Youlou fait l’apologie de
Tshombé, « chef audacieux, intelligent
et digne de guider son peuple », tandis
que ce dernier parle du président
congolais comme du « plus ancien ami du
Katanga indépendant ». L’abbé aurait
même conservé initialement l’espoir de
venir au Katanga avec un projet de
convention économique. Ses conseillers
lui auraient fait abandonner cette idée,
car établir un accord économique avec le
Katanga signifie reconnaître de facto
l’existence officielle de cet Etat : or,
cette reconnaissance diplomatique est
prématurée, même pour le
Congo-Brazzaville.
A son retour à Brazzaville toutefois,
les conséquences et la portée de son
voyage sont analysées. Rencontrant
Rossard le 14 février 1961, Youlou
s’avoue préoccupé par la coïncidence de
sa présence au Katanga et de l’annonce
de la mort de Lumumba – comme si Tshombé
avait profité de la présence de l’abbé
au Katanga (à son insu ?) pour cette
macabre déclaration. Le destin de
Brazzaville et d’Elisabethville se lie
définitivement après cette visite de
février.
* 3E EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » :
BRAZZAVILLE, BASE ARRIÈRE DE L’ABAKO
« A l’heure où les positions se font et
se défont autour d’une hypothétique
formule d’unification entre les quatre
Républiques issues de l’Afrique
équatoriale française (AEF), l’opinion
des représentants français à Brazzaville
est sans appel : c’est de l’autre côté
du Pool qu’il préfère tourner les yeux
pour développer son aire d’influence
régionale. Or, l’accélération du
calendrier de décolonisation du Congo
belge provoque, par ricochet, une
accélération des menées de l’abbé dans
la colonie belge. Son principe initial
d’ingérence est fort simple : adoptant
une lecture ethnique des formations
politiques, le premier ministre
congolais se rapproche très
naturellement de Joseph Kasavubu
[premier président du Congo-Kinshasa, de
1960 à 1965] et de son mouvement, l’Abako,
dès 1958 [L’Alliance des Bakongo (Abako)
est une association culturelle interdite
par les autorités belges. M.Kasavubu
sera arrêté et transféré en Belgique en
janvier 1959]. Du reste, l’engagement
idéologique du Mouvement national
congolais (MNC) de Patrice Lumumba joue
comme un facteur supplémentaire pour
choisir le parti indépendantiste
adverse. En 1959, Youlou décide donc de
se faire le parrain politique de l’Abako,
et ambitionne par ce biais de jouer un
rôle dans l’évolution politique.
L’abbé Fulbert Youlou décide de mettre
un peu plus d’ordre dans la gestion de
ce dossier, qu’il reprend
personnellement en main à la fin de
l’année 1959, voyant Lumumba gagner du
terrain. Les rapports s’accélèrent tout
spécialement entre l’abbé Fulbert et
Kasavubu (secondé dans cette mission par
André Kanza, vice-président de son
mouvement), entre les mois de novembre
et décembre 1959 à la suite des
élections et de la victoire du MNC de
Lumumba. Brazzaville devient une seconde
base pour l’Abako et Kasavubu, plus sûre
encore que Léopoldville.
À Brazzaville, l’abbé Fulbert garantit
la sécurité des rencontres, sa médiation
en faveur de l’ABAKO et une aide
matérielle pour l’action du mouvement
nationaliste. Le Budes [le service de
renseignement de la République
congolaise établi par des « barbouzes »
françaises] prend une part active dans
cette affaire. En vue de proclamer
unilatéralement l’indépendance du Congo
au 1er janvier 1960, l’Abako demande à
Youlou l’asile pour un « gouvernement
provisoire ». Cette question est l’objet
d’une longue palabre, négociée par
Kasavubu et Youlou. L’abbé Fulbert
devient (enfin) ce médiateur qu’il
rêvait d’être dans le conflit congolais.
Il finit par convaincre Kasavubu de n’en
rien faire, car ce serait abandonner le
territoire congolais au seul Lumumba,
avant même l’indépendance.
Brazzaville, capitale d’une grande
fédération congolaise ?
Force est de reconnaître que, en 1960,
personne (Jacques Foccart au premier
chef) ne prend au sérieux les ambitions
du Quai d’Orsay de préemption française
sur le Congo belge selon les accords de
1884 et 1908. Foccart décide en réalité
de mener sa politique depuis
Brazzaville. Pour mener à bien une
politique de sécurité dans la zone, il
convient de s’appuyer sur des
conceptions extrêmement pragmatiques.
Avec le coup de filet anticommuniste du
10 mai 1960, l’abbé a montré sa
détermination à faire de son territoire
le bastion occidental contre le
communisme en Afrique. Aux vues bantou
qui animent les volontés d’ingérence de
l’abbé Fulbert au Congo belge, une
dimension supplémentaire vient se
superposer : la décolonisation de la
plus grande colonie d’Afrique centrale
devient le point de fixation de la
guerre froide. De manière plus ou moins
organisée, les différentes puissances
commencent à investir le Congo belge. De
sorte que, à tort ou à raison, Lumumba
et son MNC sont considérés comme des «
portes d’entrée » des forces communistes
en Afrique centrale. Dans l’entourage
politique de l’abbé, un homme est tout à
fait convaincu que se joue entre les
deux Congo une manche essentielle de la
guerre froide : Charles Delarue [ancien
officier français des Renseignements
généraux chargé par l’abbé Fulbert de
constituer son service de renseignement,
le Budes].
Or, avec le coup de filet anticommuniste
du 10 mai 1960, l’abbé a montré sa
détermination (appréciée tant à Paris
qu’au RDA) à faire de son territoire le
bastion occidental contre le communisme
en Afrique. C’est dans ce contexte
général que Youlou développe plus avant
ses premières thèses pour le Congo
belge. Conseillé par Charles Delarue,
alias « Monsieur Charles », l’abbé
Fulbert imagine une formule géopolitique
pour le bassin du Congo qui mélange ses
conceptions bantou et les objectifs de
lutte anticommuniste. Lumumba, de son
côté, a commencé à faire monter la
pression dès le mois de mars 1960, en
déclarant que le « grand Congo » serait
prêt à accueillir ses frères des
Républiques centrafricaine et
congolaise. Si l’affaire en reste là,
Youlou est pleinement conscient que ses
vues politiques dans la zone vont être
sérieusement compromises par l’érection
du « grand Congo » outre-Pool.
L’abbé Fulbert s’inspire des thèses de
la balkanisation d’Houphouët-Boigny et
de l’expérience avortée de l’Union des
Républiques d’Afrique centrale
(l’alliance des quatre Etats issus de
l’AEF) pour développer sa stratégie au
Congo belge : il s’agit de faire
imploser ce grand ensemble, pour
promouvoir ensuite une fédération entre
des entités plus petites qui en seraient
nées. Naturellement, il se réserve le
rôle d’arbitre, sinon de président, de
cette fédération, dans laquelle le Congo
Brazzaville jouerait le rôle de leader.
L’abbé Fulbert s’inspire des thèses de
la balkanisation d’Houphouët-Boigny et
de l’expérience avortée de l’Union des
Républiques d’Afrique centrale pour
développer sa stratégie au Congo belge.
Il décide de constituer une alliance la
plus large possible contre Lumumba,
constitué des forces nationalistes
modérées, où qu’elles se trouvent sur
l’échiquier politique congolais. Le 21
mai 1960, il invite au palais de
Brazzaville Joseph Kasavubu (Abako),
Rémy Mwamba, (BalubaKat), Kalondji (MNC
Kasaï), Pierre Nyamgwile (Kasaï,
sympathisant MNC) et Paul Bolya
(président général du Parti national
pour le Progrès, PNP). Le champagne est
débouché en leur honneur. Ils sont
ensuite reçus par Delarue, en sa qualité
de conseiller politique de Youlou. Ce
dernier propose un projet politique
d’union de type fédéral qui se baserait
sur six ministères forts, secondés par
un certain nombre de secrétariats d’État
à déterminer pour constituer un pouvoir
fédéral.
L’ensemble des Etats partenaires se
regrouperait dans l’Ufac : l’Union
fédérale d’Afrique centrale. Si rien
n’est décidé à la sortie de la réunion,
cette rencontre traduit les possibles
alliances entre l’Abako, les
nationalistes modérés et les PNP pour
faire échec à Lumumba, dont les liens
avec Conakry (Sékou Touré) et Accra (Kwame
N’Krumah) inquiètent de plus en plus.
Le 30 juin 1960 est proclamée
l’indépendance du Congo… sans que les
plans de Youlou ne soient plus avancés
outre-Pool. Si Kasavubu devient
président de la République, c’est
Lumumba, en qualité de premier ministre,
qui concentre le pouvoir et s’impose
comme l’homme fort du pays. Loin
d’abandonner sa ligne de conduite,
l’abbé entend redoubler d’efforts en
travaillant Kasavubu. À Paris, les
initiatives politiques de Youlou sont
particulièrement appréciées, car Jacques
Foccart partage la conviction que la
France doit jouer un rôle – certes
indirect – dans le Congo Léopoldville.
Entre le mois de mai et de juillet 1960,
les rapports informels entre Paris et
Brazzaville se multiplient : plus
exactement, Jean Mauricheau-Beaupré,
chargé de mission du secrétariat général
de la Communauté et collaborateur de
choc de Jacques Foccart, entretient des
contacts très serrés avec son «
correspondant » désigné par son initiale
D.
Derrière cette initiale se cache (si
peu) « Monsieur Charles ». La note de
Mauricheau à Foccart, datée du 13 mai
1960, est intégralement consacrée à
Delarue. Loin d’être un inconnu aux
oreilles de Foccart, qui se garde bien
de l’admettre, « Monsieur Charles »
fréquente depuis la IVe République des
personnalités des cercles d’action
gaullistes : Michel Debré, le colonel
Battesti, Pierre Debizet et un certain
Mauricheau connu en Afrique sous le nom
de « Monsieur Jean ».
(…) Au début du mois de juillet 1960,
revenu à Brazzaville, Delarue adopte
dans ses échanges avec Mauricheau un ton
plus alarmant, juste après
l’indépendance du Congo Léopoldville :
la dégradation de la situation politique
fait redouter une contagion pour le pré
carré français, à commencer par le Congo
Brazzaville.
Mauricheau-Beaupré concentre son
attention sur le dossier congolais. Dès
le 8 juillet 1960, il écrit à Foccart :
« Les choses étant ce qu’elles sont
aujourd’hui, il semble que nous allons
vers des événements sanglants – et que
c’est à peu près inévitable. Ce serait
le moment d’avoir des moyens sur place,
et seulement des moyens (pas des
troupes) – parce que je crois que notre
ligne de conduite actuelle doit être de
trouver des “relais”, afin que ce ne
soit pas la France elle-même qui agisse
directement. » De fait, le calendrier de
la décolonisation du Congo belge s’est
rapidement précipité. Une mutinerie de
la Force publique éclate la nuit du 5
juillet 1960 à Thysville et
Léopoldville. Cette dégradation de la
situation est suivie d’une réaction
militaire de l’ancien colonisateur
belge.
Le 11 juillet 1960, la riche province
minière du Katanga (poumon économique du
Congo, surnommé le « scandale géologique
», qui plonge ses sous-sols dans la
Copperbelt africaine) a fait sécession
et proclamé unilatéralement son
indépendance sous la conduite du docteur
Moïse Tshombé, soutenu par des troupes
belges, l’Union minière du Haut Katanga
(UMHK) et la Société générale belge. Le
12 juillet 1960, le premier ministre
Patrice Lumumba en appelle à l’ONU. Les
13 et 14 juillet 1960, à la demande du
secrétaire général de l’ONU, Dag
Halmmarskjöld, le Conseil de sécurité se
réunit pour traiter de la question
congolaise : une intervention de l’ONU
au Congo est décidée quinze jours à
peine après la proclamation de
l’indépendance. Le bras de fer commence
entre Léopoldville [devenue Kinshasa] et
Élisabethville [devenue Lubumbashi], la
capitale du Katanga.
Mais dans la foulée de son appel à
l’ONU, Lumumba fait également appel à
l’URSS, considérant que les puissances
occidentales couvrent le coup de force
belge au Katanga. C’est là sa principale
faute aux yeux du camp anticommuniste :
par ce geste, il aurait ouvert les
portes de l’Afrique centrale à l’est.
Dès lors, il est désigné comme l’ennemi,
aussi bien par les Belges pro-katangais
que par les Américains qui voient
l’ouverture d’un nouveau front de la
guerre froide. Dulles, directeur de la
CIA, aurait qualifié Lumumba de « Castro
en pire ». Loin de s’améliorer avec la
création de la mission de l’ONU, la
situation congolaise se dégrade un peu
plus durant l’été. Le 8 août 1960, c’est
l’Etat minier du Sud-Kasaï qui fait à
son tour sécession et proclame
unilatéralement son indépendance par la
voix d’Albert Kalondji, ancien leader du
MNC. La jeune République congolaise, en
cours d’implosion, devient l’exutoire de
la guerre froide en Afrique. »
* EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » :
BRAZZAVILLE CONTRE LUMUMBA
« Officiellement, le mois d’août est
celui de l’indépendance pour le
Congo-Brazzaville. André Malraux
[ministre de la culture français]
représente le général de Gaulle aux
cérémonies du 15 août 1960. Jacques
Foccart est représenté par son
conseiller technique, Alain Plantey.
Pourtant, derrière les couleurs et les
bruits de la fête, une autre pièce se
joue en coulisse, bien moins
protocolaire : à Brazzaville, les
complots en direction de l’ancien Congo
belge se multiplient. Avec l’arrivée de
Jean Mauricheau-Beaupré, missus
dominicus de Foccart en personne, le
dossier semble largement entre les mains
des « barbouzes » qui s’efforcent de
naviguer au mieux des intérêts défendus
à Brazzaville dans les méandres de la
guerre froide.
André Lahaye, commissaire de la Sûreté
belge, et le lieutenant-colonel Louis
Marlière, officier belge conseiller du
colonel Mobutu, jouent un rôle actif
dans les complots anti-Lumumba de part
et d’autre du Pool, au mois d’août 1960.
Ces hommes sont en contact à Brazzaville
avec Charles Delarue et Anthoine Hazoume
[conseiller et directeur de cabinet de
Youlou, et agent du Sdece]. Une
rencontre entre Lahaye et Delarue est
attestée dès le 8 août 1960. « Monsieur
Charles » et Anthoine Hazoume
développent, devant l’agent de la Sûreté
belge, leurs thèses pour la lutte
anticommuniste au Congo-Léopoldville.
Pour eux, Joseph Kasavubu ne peut plus
incarner le principal courant
d’opposition à Lumumba, car, quoique
président de la République, il est
politiquement trop faible face à son
premier ministre.
Delarue considère le facteur ethnique
comme le barrage le plus efficace à
Lumumba. Le rapport de Lahaye, rédigé le
9 août 1960 au lendemain de son
entretien avec « Monsieur Charles », est
sans équivoque : « La seule solution,
selon Delarue, est de faire jouer
actuellement les particularismes
ethniques avec les risques que cela
comporte de façon à isoler Lumumba dans
son fief de Stan. Avec tous les états
qui se sont constitués ainsi, il
convient de bâtir une très large
fédération (…). Delarue déclare ne pas
mener une politique française, mais
pro-occidentale, pro-européenne. J’ai eu
encore contact avec Hazoume qui m’a fait
part de la confiance dans le résultat
final, c’est-à-dire l’éviction de
Lumumba. »
Dans cette logique, Delarue mise sur le
succès d’une sécession Bakongo à la
suite de celle de Moïse Tshombé au
Katanga. Elle doit trouver en écho celle
de Kalondji dans le Sud-Kasaï et celle
de Bolikango dans la province de
l’Equateur. En effet, depuis le mois de
mai 1960 et les rencontres autour de
l’Union fédérale d’Afrique centrale (Ufac),
« Monsieur Charles » travaille à rallier
Kalondji à cette cause.
Dans la zone Bakongo, Delarue, maître en
la matière, décide d’agir en s’appuyant
sur plusieurs mouvements de jeunesse –
notamment celui de l’Abako – et des
organisations syndicales. Quant à
Bolikango, c’est par l’intermédiaire d’Opangault
que Brazzaville établit des contacts. La
politique d’ingérence de Youlou à partir
de l’été 1960 consiste à assurer la
création d’entités territoriales
autonomes, dans le cadre d’un Congo
fédéraliste.
Le 8 août 1960, parallèlement aux
entretiens de Delarue et Lahaye, une
délégation katangaise arrive à
Brazzaville et y séjourne l’essentiel du
mois. Des accords d’alliance sont sans
doute établis entre les Etats
sécessionnistes du Sud-Kasaï et du
Katanga, sous le patronnage de
Brazzaville. La délégation katangaise
quitte Brazzaville le 20 août, avec les
délégués de l’Abako, du Puna de
Bolikango, et de la fraction kalondjiste.
Déjà se dessine le projet d’alliances
sécessionnistes et de confédération
congolaise comme axe d’unité
anti-Lumumba. L’idée d’une alliance
modérée regroupant Tshombé, Kalondji,
Iléo, Mobutu, Bomboko et Kasavubu est
plus que jamais à l’ordre du jour.
L’autorité de l’abbé Fulbert Youlou tend
alors à supplanter celle de Joseph
Kasavubu, au point que certains voient
même la main de Youlou dans le
raidissement de Kasavubu à l’égard de
son premier ministre Lumumba au début de
septembre 1960. Dans un style aussi
diplomatique qu’euphémique, Yvon Bourges
[haut-commissaire en Afrique équatoriale
française] conclut dans ses synthèses
politiques : « Brazzaville a offert aux
adversaires du régime Lumumba une base
fort commode avec l’assentiment du
président Youlou et l’aide de son
entourage politique. (...) Youlou est un
des chefs de la résistance à Lumumba et
au communisme et tend sur le plan moral
à supplanter Kasavubu accusé de
mollesse. (...) Il y a dans son
attitude, autour d’un peu de réalité,
une part de rêve et une part de jeu. »
« Monsieur Charles », quant à lui, suit
personnellement et avec une très grande
attention les moindres évolutions de la
politique au Congo-Léopoldville. C’est
ainsi que le 25 août 1960, il franchit
en toute discrétion le fleuve pour aller
s’informer par lui-même sur la
conférence panafricaine de Léopoldville.
Dans sa mission, il trouve le concours
de membres de l’Abako et de Fulbert
Locko [à la tête du Budes, le service de
renseignement créé par « Monsieur
Charles » pour l’abbé Youlou]. »
* 5E EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » : LES
HORIZONS CONGOLAIS DU COLONEL NASSER
« « Tard venue dans l’arène congolaise,
la RAU [République arabe unie, nom de
l’Egypte nassérienne] mène une grande
activité dans le pays et soutient, par
tous les moyens, Lumumba et ses
partisans (…). L’action de la RAU au
Congo apparaît enfin de façon
incontestable et se découvre
particulièrement importante. » Le
mouvement n’a pas échappé au Sdece à
Brazzaville, ainsi qu’en témoigne cet
extrait de note de renseignement. Avec
la fermeture des ambassades soviétique
et tchécoslovaque, principaux nids
d’espions de l’Est, c’est désormais le
colonel Gamal Abdel Nasser qui se fait
le relais de la politique
anti-occidentale. Aux yeux de Paris,
l’affaire est d’autant plus grave que
Nasser est le principal soutien
politique et militaire du FLN dans la
guerre d’Algérie.
Par-delà Patrice Lumumba, les Egyptiens
parient sur Antoine Gizenga
[vice-premier ministre en 1960 et chef
du gouvernement de la rébellion en
1961], retranché à Stanleyville [devenue
Kisangani]. Ils poussent le premier
ministre déchu à fuir Léopoldville
[devenue Kinshasa], où il est placé en
résidence surveillée, pour rejoindre
Stanleyville.
Le Service technique de recherche (STR)
du Sdece à Brazzaville met sur écoute
l’ambassade égyptienne de Léopoldville,
et très rapidement les transcriptions
abondent entre les mains des barbouzes «
Monsieur Maurice » et de « Monsieur
Charles ». La nature de l’assistance
égyptienne au gouvernement congolais est
très variée. L’ambassadeur de la RAU à
Léopoldville résume la mission
égyptienne de manière fort claire : «
Notre devoir est de donner à Lumumba
l’occasion de bouger. [L’Égypte]
travaille pour consolider la position de
Lumumba afin qu’il puisse montrer ses
exigences à n’importe quel moment. »
L’action nassérienne est inscrite dans
un calendrier très précis : à l’automne
1960 se tient la XVe session ordinaire
de l’assemblée des Nations unies. Le
Caire entend se faire le porte-voix de
Lumumba à la tribune de l’ONU, au nom du
groupe afro-asiatique. A cette même
session, une attaque en règle est
programmée par le groupe afro-asiatique
contre la politique algérienne de la
France, elle sera enrayée au mois de
décembre avec le concours des alliés
africains de la France, suivant les
consignes de Félix Houphouët-Boigny.
Parallèlement, l’ambassade de RAU à
Léopoldville sert de relais principal
entre Lumumba et la diplomatie
soviétique dans le tiers-monde.
Les représentants égyptiens investissent
pleinement le domaine de la diplomatie
parallèle. Les conseillers égyptiens
cherchent à intégrer le cercle le plus
intime de l’entourage de Lumumba aux
côtés des conseillers guinéens, tandis
que des officiers viennent encadrer des
éléments de l’armée nationale congolaise
pour la fidéliser à Lumumba, et que les
agents des services spéciaux égyptiens
infiltrent le Congo sous différentes
couvertures. L’ambassade joue même au
besoin le rôle de bailleur de fonds pour
Lumumba. Fin octobre, Lumumba fait une
demande à l’ambassadeur de RAU en vue
d’obtenir des cadres militaires et de
l’armement. L’idée finale est la
suivante : procéder à l’exfiltration de
Lumumba sur Stanleyville et faire du
fief gizengiste le nouveau bastion de
lutte, appuyé par les forces
anti-impérialistes.
Dans son action, la RAU collabore avec
le Ghana de Kwame N’Krumah, qui est
également un grand adversaire de la
politique française en Afrique comme en
Algérie. Le rôle très actif de Welbecq,
l’ambassadeur ghanéen à Léopoldville,
est percé à jour par les services
occidentaux. Au Congo ex-belge,
l’affaire est officiellement dévoilée
lorsque plusieurs documents sont saisis
sur Lovelac Mensah, troisième secrétaire
de l’ambassade du Ghana et agent de
liaison entre Welbecq et Lumumba, alors
qu’il allait rentrer au domicile de ce
dernier.
Au fil des jours, la situation se fait
de plus en plus critique , comme en
témoigne le télégramme égyptien du 17
novembre 1960 intercepté par Brazzaville
: « Considérant situation grave pour
Afro-Asiatiques ambassadeur RAU Léo
propose plan suivant – Stop – Organiser
front combattant unifié englobant
nationaux et leaders province orientale
Kivu Kasaï Léo – Stop – Donner aide
morale et matérielle y compris armement
– Stop – Autrement dit diviser Congo en
front national et front colonialiste
soit faire Congo deuxième Algérie – Stop
– Pousser affaire jusqu’au bord d’une
guerre mondiale – Stop – Ceci implique –
Stop –
(…)
Mais derrière le ton alarmiste de
ce télégramme, les « barbouzes » ont une
conception réaliste de la situation
géopolitique et ils s’efforcent de lire
entre les lignes.
Dans le théâtre d’ombres qu’est devenu
le Congo en pleine guerre froide, ils
ont bien conscience que Nasser ne veut à
aucun prix d’un embrasement général du
conflit ; le Raïs en vient même à
adopter des positions parfois
contradictoires dans le dossier
congolais. Ils décident de le prendre de
vitesse et d’empêcher la constitution
d’une « voie sacrée » africaine qui
permettrait d’alimenter le fief de
Gizenga : « Monsieur Charles », prenant
connaissance de ce télégramme, décide
d’agir en priorité sur le trafic d’armes
égyptien. S’il est impossible d’agir au
départ en RAU, ou à l’arrivée, dans le
fief gizengiste de la province
orientale, il reste toutefois une marge
de manœuvre : les armes doivent
transiter par le Soudan. C’est sur ce
maillon que vont agir les « barbouzes »
français pour porter un grave coup à
l’assistance égyptienne.
Depuis 1959, le gouvernement général
colonial français à Brazzaville a
accordé sa protection à des mouvements
nationalistes du Sud Soudan, chrétiens,
en lutte contre le pouvoir de Khartoum.
« Monsieur Charles » va rencontrer «
Raphaël », son contact de l’organisation
des exilés soudanais au Congo, pour
discuter avec lui de la situation (…) La
menace est efficace et prise au sérieux
: le trafic d’armes à travers les
frontières soudanaises cesse à la suite
de ce message. Brazzaville mène sa
guerre couverte sur les frontières,
autant sinon qu’au Congo ex-belge : à
Léopoldville « Monsieur Charles »
s’efforce, par le biais de son contact
abakiste Philémon et avec l’aide des
organisations abakistes qui battent le
pavé, de maintenir l’option Joseph
Kasavubu à côté de Mobutu.
Contrairement aux idées reçues, les «
barbouzes » ont tiré les leçons des
guerres coloniales et de leur longue
lutte anticommuniste : en adeptes de la
guerre psychologique, ils savent que la
guerre ne se gagne pas que sur le
terrain, mais aussi sur la scène
internationale. Et qui mieux que le très
actif Youlou pour prendre la parole
publiquement, comme médiateur de crise
? »
EODE / LM (Coordination) / 2015 05 19 /
Carte : crédit Jean-Pierre Bat.
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