AURDIP
Appel au boycott des produits israéliens
:
quand le ministère français de la
Justice refuse de distinguer entre des
produits et des hommes
Nicolas Boeglin & Ghislain Poissonnier

Dimanche 15 novembre 2020
Par Nicolas Boeglin, professeur de droit
international public à la Faculté de
Droit de l’Université du Costa Rica, et
Ghislain Poissonnier, magistrat.
Peut-on encore
espérer des autorités françaises une
attitude rationnelle au sujet des appels
au boycott des produits israéliens ? On
peut légitimement se poser la question à
la lecture d’une récente
dépêche du ministère de la justice.
Dans son
arrêt Baldassi du 11 juin 2020
condamnant la France [1],
la Cour européenne des droits de l’homme
(CEDH) a jugé que l’appel au boycott des
produits israéliens ne peut pas en soi
constituer une infraction pénale : il
est en effet couvert par la liberté
d’expression [2].
La France n’ayant pas fait appel de
l’arrêt, celui-ci est donc juridiquement
définitif depuis le 11 septembre 2020.
On pouvait donc
s’attendre à ce que le ministère
français de la Justice prenne les
mesures qui s’imposent afin
d’abroger les circulaires
Alliot-Marie du 12 février 2010 [3]
et Mercier du 15 mai 2012 [4].
En effet, ces
circulaires prescrivent aux
procureurs de poursuivre les personnes
appelant au boycott des produits
israéliens dans le cadre de la campagne
internationale Boycott Désinvestissement
Sanctions (BDS).
Le 20 octobre 2020,
le ministère de la Justice a cependant
adressé aux procureurs une
dépêche consacrée « à la répression
des appels discriminatoires au boycott
des produits israéliens » [5],
dépêche qui s’efforce de préserver la
pénalisation à la française des appels
au boycott.
La dépêche (en
réalité une circulaire de politique
pénale) affirme même que les circulaires
Alliot-Marie et Mercier sont toujours
valables et que les opérations appelant
au boycott des produits israéliens sont
encore susceptibles de constituer une
infraction.
On est donc en
droit de se demander ce que fait la
France d’un arrêt du 11 juin 2020 dans
lequel le juge européen s’est senti
obligé de rappeler qu’il :
« … a souligné à de
nombreuses reprises que l’article 10 § 2
ne laisse guère de place pour des
restrictions à la liberté d’expression
dans le domaine du discours politique ou
de questions d’intérêt général. » (§78).
Quelques lignes
plus haut, le juge européen avait
indiqué que les appels au boycott des
produits israéliens concernent
précisément « un sujet d’intérêt
général, celui du respect du droit
international public par l’État d’Israël
et de la situation des droits de l’homme
dans les territoires palestiniens
occupés, et s’inscrivaient dans un débat
contemporain, ouvert en France comme
dans toute la communauté
internationale » (§78).
Il est clair que
les autorités françaises refusent, en
violation de la hiérarchie des normes,
de se soumettre à la décision de la CEDH
et au droit européen. Pire encore, la
dépêche nous fait revenir en arrière,
avant le 11 juin 2020, quand la chambre
criminelle de la Cour de cassation
voyait dans l’appel au boycott un
appel discriminatoire.
Comme si la
summa divisio consacrée par la CEDH
n’existait pas. L’arrêt Baldassi
explique pourtant de manière très claire
qu’il convient de distinguer entre,
d’une part, l’incitation à ne pas
consommer des produits pour contester la
politique d’un Etat, et d’autre part,
des appels à la violence contre les
personnes (ou des propos racistes et
antisémites visant les juifs en tant que
collectif ethnico-religieux) ou à la
destruction de biens. La première est
parfaitement licite, car couverte par le
droit à la liberté d’expression. Les
seconds relèvent des discours de haine
qui doivent être interdits.
La dépêche joue sur
ce qui pourrait à première vue
apparaître comme une zone grise située
entre ces deux situations, en demandant
aux parquets d’observer si l’appel au
boycott de produits constitue ou non un
appel à la discrimination fondé sur
l’origine nationale d’une personne ou
d’un groupe de personnes. Partant, la
dépêche alimente l’ambiguïté autour de
ces deux situations, en refusant
d’admettre, à la différence de la CEDH
qui le conçoit, qu’il est possible de
distinguer, pour parodier Steinbeck,
entre "des produits et des hommes".
Une ambiguïté qui
est également alimentée en entretenant
un flou entre appel au boycott des
produits israéliens et antisémitisme,
sans préciser clairement ce qui pourrait
faire basculer l’un vers l’autre [6].
Au final, la
dépêche est plus que décevante en ce qui
concerne son contenu juridique. Sans
doute parce qu’elle ne parvient pas à
masquer son but, qui est manifestement
politique : réprimer à tout prix les
appels au boycott des produits
israéliens lancés dans le cadre de la
campagne Boycott Désinvestissement
Sanctions (BDS).
[1] CEDH,
11 juin 2020, Requêtes n° 15271/16 et 6
autres, Baldassi : la France est
condamnée à verser à chacun des
requérants 380 euros pour dommage
matériel et 7.000 euros pour dommage
moral et aux requérants, ensemble,
20.000 euros pour frais et dépens.
[2] Le
boycott des produits et des institutions
de l’apartheid israélien : un droit et
un devoir, Joseph Oesterlé et
Ghislain Poissonnier, AURDIP, 11 juin
2020.
[3] CRIM-AP
n°09-900-A4
[4] CRIM-AP
n°2012-034-A4
[5] DP
2020/0065/A4BIS
[6] « Boycott
des produits israéliens : la France
persiste à y voir un délit en dépit de
la décision de la CEDH » par F.
Dubuisson et G. Poissonnier,
Actu-Juridique.fr, Édition du
12/11/2020.
Le
dossier BDS
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